Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (1)

Culture, inculture et acculturation

Dans les années ’80, ayant écrit quelques textes et les chantant parfois dans des cabarets parisiens, je rencontrais, à ces occasions, bien des auteurs dont certains de talent, de grand talent. Je les voyais traités comme des rameurs de nage, passant de lieux en lieux pour des cachets ridicules, ignorés superbement des maisons de disques auxquels ils présentaient leurs œuvres, puis, déroutés, harassés, fourbus, quelques années plus tard, abandonner la carrière pour entrer dans le « vrai monde du travail », monde qu’il n’avaient d’ailleurs, pour certains, jamais quitté tant ces cachets, même mis bout à bout, étaient maigres, leur permettant juste de survivre. Pendant ce temps, et il n’y a guère de changements dans ces pratiques, vociféraient sur les ondes, à la radio, à la télévision, quelques étoiles à la voix peu assurée, débitant des textes mièvres ou mielleux, médiocres ou fielleux, sur des fonds musicaux conventionnels, réglés pour plaire, produits sans goût à l’instar des tomates des supermarchés élevées hors sol sous des tunnels de plastique, nourries au goutte-à-goutte et arrosées de pesticides.

Les statistiques des ventes de ces produits dits culturels et destinés globalement à la masse acculturée montrent que la variété en représente plus de 80%. Au chapitre de la musique contemporaine, un simple tiret indique que le chiffre est trop petit pour être mentionné. La qualité, car on peut même la trouver ci et là dans la variété et peut-être même dans les supermarchés, n’est certes pas la priorité des distributeurs. Tout se vend, surtout ce qui colle aux doigts pourvu que cela n’en ait pas l’aspect ni l’odeur même si cela y ressemble bigrement.

Le marché du médiocre n’a cessé de se développer au cours de ces trente dernières années. Si les dégâts des sels, sucres, graisses, additifs, édulcorants, agents de sapidité et autres trompe-le-goût et trompe-l’œil se voient chez nos contemporains qui trimbalent avec peine dans les rues ou entre les rayons des supermarchés leur lourde carcasse tels des baleines sur la grève, ils ne se voient pas moins dans la façon dont ils, ces consommateurs insatiables, occupent leurs loisirs, dans le choix de leurs lectures – s’ils comprennent d’ailleurs vraiment ce qu’ils lisent mais les images sont là pour suppléer les manques – à leurs conversations, et il semble, à les voir ainsi évoluer heureux dans la fange, que plus leur corps enfle et se charge de graisse, plus leur cerveau s’apetisse et se décharge de tout sens critique.

Pour la grande distribution, j’entends la FNAC, Édouard Leclerc et autres grandes chaînes nombreuses mais détenues par quelques mains seulement, pour les partis politiques dont les caisses noires ont été largement emplies par ces mêmes chaînes en leur offrant installation et développement au détriment du tissu social et économique local et régional existant, le danger réside dans la culture, dans l’ouverture des esprits et des yeux.

Et parce que la culture représente un danger, elle est en danger.

Que l’on se souvienne de cet événement récent du premier vote de la loi dite Hadopi sur le téléchargement illégal et quelque soit, pour l’instant, ce qu’on en pense. Un hémicycle quasi-vide où une petite vingtaine de députés d’un bord – lesquels concernés ? lesquels en représentation ? on ne sait – prêts à appuyer le doigt sur un bouton pour l’adopter, ont vu leurs rangs soudain grossir d’une plus grande vingtaine d’autres députés, goguenards et de l’autre bord, déborder par leur nombre les précédents, et en repousser, par leur présence et leur vote, l’adoption. Farce reste à la loi !

Parodie de démocratie où ceux qui sont censés nous représenter ne sont pas présents, l’opérette n’est pas bien loin que les huissiers et gendarmes ont charge de protéger.. Bien plus insidieuse la loi elle-même qui n’effectue aucune distinction entre ce qui est de l’ordre du commercialisé et ce qui est de l’ordre du consommable.

Produisons du médiocre, qualifions-le de bon, le médiocre ne verra pas la différence. Et s’il se glissait, dans cet ensemble médiocre, du bon, voire du très bon et que nous ne le contrôlions pas, alors, catastrophe, nos ventes chuteraient, on apprendrait que nous produisons du médiocre, du médiocre, du médiocre, toujours plus de médiocre afin que le médiocre se répande sur toute la planète, qu’il ne reste aucune parcelle de bon.. Non ! Faisons cesser le téléchargement gratuit qui ne peut que nous nuire. Le bon peut s’y glisser !

Le projet de loi Hadopi fut inspiré par Monsieur Denis Olivennes, Président du directoire du Nouvel Observateur et ancien dirigeant de la FNAC.

La FNAC a attaqué, au début des années ‘80, le livre en en cassant le prix. Il a fallu la loi Lang en août 1981 pour rétablir l’égalité des chances entre la petite, ou la grande, librairie et le monstre de la distribution. Égalité, bien grand mot quand certains mesurent un mètre cinquante et d’autres deux mètres dix ! Lorsque la FNAC s’est installée dans le centre commercial de la Place d’Italie, la librairie Flammarion, excellemment tenue, bien pourvue en ouvrages de fond, a dû déclarer forfait. La médiocrité, le « business » prenait la place de ce petit havre de culture. La FNAC vend des livres comme d’autres des tomates. Et d’aucuns y courent, s’y ruent, comme des lemmings…

Leclerc poursuit la tâche destructrice ou la ravive en ouvrant son rayon « culture ». Ce n’est pas parce que cela ressemble à un livre, que cela possède des pages et des caractères couchés sur ces pages que c’est de la « culture ». Leclerc vend des livres et des tomates, Leclerc vend des livres pour cerveaux étrécis comme il vend des tomates et des plats préparés pour gros et gras ou en passe de le devenir.

Qu’on ne s’y trompe pas. La culture doit être accessible à tous mais dispensée par certains. Il existe bien des livres qui ne sont pas à mettre entre n'importe quelle main, un Drumont, un Garaudy, le Céline des pamphlets, et tant d'autres. Je ne prêche pas pour mon clocher. Tenir une librairie n’est pas une sinécure. Mais j’en vois, de ces bonnes librairies, fermer leurs portes, ci et là, remplacées par des marchands de vêtements fabriqués en Chine – si encore elles l’étaient par de petits couturiers ou chemisiers –, j’en vois peiner pour survivre mais jusqu’à quand ? et je désespère plus encore lorsque j’entends une étudiante en Lettres me dire qu’elle n’a jamais entendu parler de François Villon, pas plus que cette autre cliente, professeur dans un collège.

L’acculturation, cela se prépare. Il faut des années pour préparer ces armées incultes et ces hordes barbares. Et elles ont bien été préparées au cours de ces trente ou quarante dernières années, insidieusement, méthodiquement, abandon du grec, abandon du latin, abandon de la littérature française et black-out total sur la littérature étrangère, abandon de la mémorisation des textes – chaque français ne devrait-il pas connaître et pouvoir réciter mille vers, mille lignes en prose comme il était encore de pratique il y a quelques décennies, non seulement en France mais un peu partout au monde – ; on sape ainsi les bases, on construit des palais de béton sur des dunes de sable…

Certes il doit rester ça et là quelque havre, quelque îlot où les fondements de la culture sont encore dispensés par de bons professeurs, mais si rares, si clairsemés, si invisibles, comme il doit exister, dans les rayons de la FNAC ou ceux de Leclerc, quelque bon livre qui leur aura échappé, par maladresse ou par erreur, ou parce qu’on en aura beaucoup parlé et que par conséquent cela doit se vendre.. Mais que cela ne se reproduise plus ! Former les têtes ? dans les supermarchés ? mais vous n’y pensez pas ! Elles déserteraient immédiatement les lieux.

Un bon client est un client docile, sans cervelle, avec juste ce qu’il faut de mémoire pour qu’il se rappelle les noms des produits qu’on lui répète sans cesse sur les ondes, qu’on lui écrit sans relâche sur les panneaux publicitaires, prêt à se ruer sur n’importe quel article ou en bouder un autre pour peu qu’on lui en ait fait la leçon, prêt à tout entendre, tout gober comme une truite une mouche en métal, tout et n’importe quoi, une grippe porcine en passe de dévaster la planète, un réacteur nucléaire inoffensif, une crème amaigrissante amaigrissante, une émission de télévision sur TF1 ou « La 2 » instructive, un CD, un DVD, un livre comme « produits culturels »! Seuls comptent l’apparence et l’appétit des distributeurs, démesuré, sans bornes, sans idéal, sans vergogne, sans autre passion que celle de l’argent, non, pas de l’argent, de montagnes d’argent, d’or, de billets verts, bleus, jaunes, de toutes les couleurs ou écrits simplement dans les livres des banques.

La culture est le seul bien non négociable. On l’acquiert, on la modèle, on la transmet. Elle est impalpable, volatile ; elle se compose de milliers d’ouvrages, de tableaux, de sculptures, de partitions créés par d’autres. Elle se compose de leurs joies, de leurs peines, de leurs émotions, de leur langue, de leurs recherches, de leur travail, du plat de leur pinceau, de leur coup de ciseau. Vivre avec la culture, c’est vivre avec ces milliers d’artistes, de chercheurs, de créateurs, c’est les avoir pour compagnons sur la route incertaine.

Et c’est peut-être plus agréable que de vivre avec les doigts collants.

Patrice Bérard, 10 mai 2009

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