Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (10)

Les singes ne sont plus les seuls à s'accrocher aux branches...

À soixante ans passés, je fais partie de ces « encore jeunes » encore au travail alors que quatre-vingt pour cent de ceux qui ont mon âge sont à la retraite depuis, parfois et souvent même, une bonne dizaine d’années. Et je ne compte pas, parmi ces nouveaux vieux, et qui ont fini d'ailleurs par le devenir, créés sous l’ère Mitterrand pour dégonfler artificiellement les statistiques du chômage, tous ceux qui, dès vingt ans, ont déserté le monde du travail, soit qu’ils n’y aient jamais été formés, soit qu’on leur ait fait miroité qu’ils avaient été formés pour y entrer, soit encore que l’on les en ait fait sortir de façon plus ou moins musclée, et qui, depuis, coulent une vie oisive, souvent très mal vécue – mais c’est à ce prix – largement entretenue par un monde politique, économique et médiatique pour lesquels le vieux constitue un marché sans précédent autant qu’une variable d’ajustement.

Car en effet le vieux, qu’il ait vingt ans ou qu’il en ait quatre-vingt, est un marché, un marché pour l’industrie pharmaceutique – avant de traiter les rhumatismes, les maladies cardio-vasculaires, les cancers et les Alzheimer, il faut bien s’occuper des dépressions – un marché pour le supermarché du coin qui casse les prix – sur le dos des producteurs – et distribue, à petits prix, croit-on, mais en fait fort élevés pour ce qu’ils sont, des produits médiocres voire nocifs afin sans doute d’entretenir l’industrie pharmaceutique en réparation de ses dégâts – quoique, en matière de dégâts, l’industrie pharmaceutique n’a besoin de personne pour les générer d’un côté et se proposer de les réparer de l’autre en en générant de nouveau, et ainsi de suite, ad infinitum – autant qu’une manne pour l’État, ce joli mythe qui se pare cependant de figures bien reconnaissables et qui justifie, par l’existence de tous ces vieux artificiellement créés et son devoir de leur venir en aide – mais charité bien ordonnée commence par soi-même – les prélèvements monstrueux qu’il exige en charges, taxes, impôts – il faut bien des payeurs – sur ceux qui croient encore en un sens ordonné du mot travail mais qui, petit à petit, finissent par le prendre en horreur. Ne désigne-t-il pas, ce mot, les efforts des femmes lors de l’accouchement et ceux du bourreau lorsqu’il brise des membres ? Mais par un retournement de sens, le mot travail ne se porte plus que sur ceux auxquels on les casse !

On déshabille ainsi Pierre, la masse au travail, pour habiller Paul, la masse oisive. Mais au cœur de l’hiver – nous y sommes – ne déshabillant pas totalement Pierre, il faut qu’il serve encore, mais n’habillant pas trop Paul, il ne faut pas exagérer, tous deux, Pierre et Paul, sont transis de froid.

Pendant ce temps, celui du déshabillage partiel et celui du rhabillage incomplet, d’autres, les « décideurs » de Bercy, les « capitaines » d’industrie, les « champions » de la distribution, les « élus » de tous bords qui le sont par une pincée d’électeurs qui y croient encore, c'est-à-dire qui croient encore que l’on ne peut pas ne pas bourrer les urnes de façon directe par de faux électeurs, par des bulletins cachés sous le bras, dans les poches, les chaussettes ou ailleurs, l'endroit ne change rien au problème et tout aux résultats, un modèle qui vient de chez nous, qu’on ne s’y trompe pas, qui a été copié de multiples fois et l’est toujours, du Congo à l’Iran en passant par tant d’autres, innombrables, ou encore indirecte par le matraquage publicitaire et la limitation des candidats, ceux-là donc, élus, capitaines, décideurs et champions, se gobergent, vivant aux frais de la princesse c'est-à-dire principalement sur le dos de ces « jeunes » qu’ils pressurent et pour lesquels l’entretien de ces « vieux » constitue le fonds de commerce de leurs promesses trompeuses – elles n'engagent, dit-on, que ceux qui les écoutent – « la vie plus belle » avec Auchan, « la vie moins chère » avec Michel-Édouard, la vie solidaire avec les socialistes, la vie solitaire avec les verts, la vie sécuritaire avec les blancs, et la vie éternelle avec les curés.

Cela pourrait être tentant, cependant, de devenir vieux, devenir l’objet de toutes les attentions, se voir laisser une place libre dans l’autobus par un jeune, devenir rentier, mais petite rente, perdre ses dents comme un enfant, mais à petite rente, dentier, devenir tout voûté, tout cassé, les doigts gourds, tout déformés, se voir piller sa rente par une maison spécialisée, devenir grabataire, faire dans ses couches comme un bébé, avaler continûment de fortes doses de temesta, de tranxene, devenir un complet abruti, ne plus rêver, cauchemarder seulement, n’avoir plus d’estime pour soi, rien que des besoins, être oublié, avoir faim, avoir soif quand il n’est pas l’heure d’avoir faim ou soif, devenir un légume malodorant qu’on plantera un jour, profondément, lorsqu’il puera trop, lorsqu’on se rendra compte, soudain ou par hasard, qu’il est plus raide que la justice, qu’il lui coule des humeurs jaunes par tous les orifices et qu’il est enfin et plus que temps de le faire passer du grabat au trou avec une grosse pierre sur le ventre pour qu’il ne vienne plus embêter les vivants.

À soixante ans passés, j'ai décidé de résister le plus longtemps possible à la tentation de devenir vieux.

Patrice Bérard, 26 juin 2009

P.S. : Pour ceux qui, vieux, ne croiraient pas qu'ils ne sont guère l'objet d'attention que parce qu'ils ne constituent qu'un marché, eh bien ! qu'ils prennent connaissance que, pendant la 12e édition du Carrefour du Tourisme en Loir-et-Cher, une Conférence professionnelle sur le thème (sic !) "le marché des seniors" leur est précisément réservée comme cible et non en qualité de participants (je n'ai pas inventé le titre de cette conférence et pour plus d'information sur le mot de "senior", qu'on se reporte donc à la chronique précédente, le marché de la confusion). Cette conférence s'est tenue le 16 mars 2010 de 16h30 à 18h30 à la Maison des Entreprises à Blois. Vous voyez bien qu'on nous aime !

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