Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (12)

Quand on tond le mouton, monte-t-il le ton ?

Au Café du Commerce et de la Mobylette Réunis, j’entendis Pince-sans-rire s’écrier : « Il faut faire payer les riches ! » Je m’approchais de lui : « Tu te trompes. Faire payer les riches ? Ils sont trop peu nombreux. Les politiques l’ont bien compris, gauche et droite réunies. Ce ne sont pas les riches qu’il faut taxer, mais les pauvres, car les pauvres sont bien plus nombreux que les riches. Et les pauvres sont rivés au sol. Tu leur prends cinq pour-cent par-ci, dix pour-cent par-là, cinquante pour-cent même sur leurs salaires, ils ne bronchent pas. »
– Oui, mais c’est quand même aux riches de payer, renchérit-il !
– Tu vas au supermarché pour te nourrir, je suppose ?
– Ouais !
– Parfois même au restaurant ?
– Ouais ! Au Mac’Do, en famille, aux grandes occasions, quoi !
– De quoi crois-tu qu’ils vivent, ces rapiats qui te fourguent du gras, des sucres, du sel à faire de toi un bibendum ?
– Je ne suis pas gros !
– C’est la clope ! la clope et l’alcool qui te font le teint gris et petit poids. Qu’importe au fond ! Tu te défends comme tu peux. Bref, dans ton village, il n’y a plus de boucher, plus de charcutier, plus de boulanger, plus de quincaillier, il reste juste un bistrot… Celui-ci !
– Bah… Oui !
– Et tu vas au supermarché faire tes courses, à huit kilomètres d’ici ?
– Bah… Oui !
– Tu utilises ta voiture ?
– Bah… oui ! Ma mobylette n’a pas de coffre !
– Et tu t’en sors financièrement ?
– Bah… non ! J’emprunte… J’emprunte pour la voiture, pour la chaudière qui vient de lâcher, pour le lecteur de DVD, pour l’ordinateur du petit, pour la note d’électricité l’hiver, pour…
– Tu rembourses ?
– Bah… oui et non ! Parfois j’emprunte pour rembourser. C’est pratique. Quand tu ne peux plus rembourser, tu empruntes, et tu peux toujours emprunter. Il y a plein de maisons qui nous prêtent à nous, les fauchés ; si tu es un peu grillé chez l’une, parce que tu n’as pas pu payer une ou deux échéances, eh bien… tu empruntes chez une autre.
Il resta pensif un instant, puis soudain il se mit à meugler :
– C’est aux riches de payer, c’est pas aux pauvres !
– Mais c’est toi qui les enrichis. Tu laisses vingt pour-cent aux banques, aux Cofinoga, Cofidis et autres… Et tu payes au prix fort des articles de bas étage. C’est toi qui les engraisses. Arrête un peu de consommer !
– Mais j’ai besoin de bouffer, comme tout le monde, de me chauffer, de vivre, quoi ! C’est pas juste qu’on soit obligé de manger des pizzas au thon toute l’année quand les riches se payent des pizzas au caviar, c’est pas juste qu’on soit obligé de boire des vins de l’Hérault…
– … copieusement arrosés de pesticides !
– … des vin de l’Hérault… je peux continuer, non ? quand d’autres boivent du Dom Périgueux ou Dom Troufignon, je ne sais plus ! C’est aux riches de payer ! Moi-aussi j’aimerais en boire ! Remets-moi ça, Marcel, ça me fait chauffer de parler avec ce raisonneur qui m’embrouille, et quand je chauffe, j’évapore, et quand j’évapore, ça me donne soif ! Faut que je refasse des provisions.
– Un petit blanc ?
– Quoi d’autre ! Et de l’Hérault, je suis immunisé, depuis le temps…

Au Café du Commerce et de la Mobylette Réunis, Pince-sans-rire grommelait dans sa barbe du jour « C’est aux riches de payer, les riches, ils ont des ronds, plein de ronds, c’est à eux de payer, qu’est-ce qu’ils attendent, les politiques, pour les faire casquer ? »

Je ne voulais pas trop le déranger dans ses pensées, juste le pincer un peu :
– D’après toi, ils sont riches, les politiques, ou pauvres ?
Il fronça les sourcils, puis il s’esclaffa : « Les enf… »
– Tu vois, ajoutais-je, tu commences à comprendre !

Patrice Bérard, le rantanplan juillet 2009

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