Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (14)

Ma poule est devenue, cette nuit, une poule pondeure

Depuis quelques années, j’assiste avec consternation à une masculinisation du féminin dans la langue qui ne se traduit pas d’ailleurs, dans les faits, en politique comme dans le monde du travail, par une réelle reconnaissance de la femme comme pleinement représentative de la moitié du genre humain, une moitié qui n’est pas moins, ni plus, ordinaire que l’autre moitié. Pour obtenir ce statut, elle doit masculiniser ses talents, ses dons, sa profession et passer de l’autre côté à peine de n’être pas reconnue comme telle. Elle devient « professeure », « auteure », « proviseure » alors qu’elle aurait très bien pu être « professeuse », « autrice » – comme je l’ai rencontré dans un texte du 17ème siècle – ou « proviseuse ».

Et je me demande si, à ce train, nous n’aurons bientôt plus d’aboyeuses, d’accoucheuses, d’accusatrices, d’acheteuses, d’actrices, d’admiratrices, d’adoratrices, d’adulatrices, d’afficheuses, d’affineuses, d’amatrices, d’ambassadrices, d’auditrices, d’avaleuses, de bachoteuses, de baigneuses, de baiseuses, de balayeuses, de barboteuses, de barbouilleuses, de bateleuses, de bâtisseuses, de batteuses, de bienfaitrices, de blasphématrices, de boudeuses, de bouquineuses, de brailleuses, de bredouilleuses, de briseuses, de brocanteuses, de brodeuses, de broyeuses, de brunisseuses, de buveuses, de cambrioleuses, de cajoleuses, de calculatrices, de calomniatrices, de caqueteuses, de cardeuses, de casseuses, de causeuses, de changeuses, de chasseuses, de chasseresses, de chercheuses, de chicaneuses, de chieuses, de chiffreuses, de chroniqueuses, de chuchoteuses, de ciseleuses, de clabaudeuses, de coiffeuses, de collectrices, de colporteuses, de commentatrices, de complimenteuses, de compositrices, de conciliatrices, de conductrices, de confesseuses, de confiseuses, de conjuratrices, de connaisseuses, de conservatrices, de consolatrices, de consommatrices, de conspiratrices, de contemplatrices, de conteuses, de continuatrices, de coopératrices, de correctrices, de corruptrices, de coucheuses, de coupeuses, de coureuses, de cracheuses, de créatrices, de criailleuses, de crieuses, de cribleuses, de crocheteuses, de cueilleuses, de cultivatrices, de curatrices, de cureuses, de danseuses, de débitrices, de déchiffreuses, de décoratrices, de découpeuses, de décrotteuses, de défenseuses, de défricheuses, de dégraisseuses, de délatrices, de demandeuses, de démonstratrices, de dénicheuses, de dénonciatrices, de dessinatrices, de destructrices, de diffamatrices, de dîneuses, de directrices, de discoureuses, de doctoresses, d’écosseuses, d’édificatrices, d’éditrices, d’électrices, d’émailleuses, d’emballeuses, d’embaucheuses, d’impératrices, d’empoisonneuses, d’emprunteuses, d’encenseuses, d’enchérisseuses, d’endormeuses, d’enfonceuses, d’enjôleuses, d’enjoliveuses, d’enlumineuses, d’enquêteuses, d’entremetteuses, d’entrepreneuses, d’éplucheuses, d’érectrices, d’ergoteuses, d’escamoteuses, d’escrimeuses, d’escroqueuses, d’essayeuses, d’estimatrices, d’extractrices, d’examinatrices, d’exécutrices, d’exploratrices, d’examinatrices, de fabricatrices, de factrices, de fagoteuses, de falsificatrices, de faneuses, de farceuses, de faucheuses, de fautrices, de fendeuses, de fesseuses, de fileuses, de finasseuses, de flagorneuses, de flaireuses, de flûteuses, de fondatrices, de fondeuses, de forgeuses, de fornicatrices, de fossoyeuses, de fouetteuses, de fournisseuses, de frappeuses, de fraudeuses, de frotteuses, de fumeuses, de fureteuses, de gardeuses, de gaspilleuses, de gausseuses, de génératrices, de gesticulatrices, de giboyeuses, de glaneuses, de gloseuses, de grappilleuses, de graveuses, d’harangueuses, d’imitatrices, d’ingénieuses, d’inspectrices, d’instigatrices, d’institutrices, d’interlocutrices, d’inventrices, de jaseuses, de jeûneuses, de jongleuses, de joueuses, de laboureuses, de lectrices, de libératrices, de louangeuses, de loueuses, de lutteuses, de mâcheuses, de machinatrices, de mangeuses, de maraudeuses, de marcheuses, de médiatrices, de modératrices, de moissonneuses, de moraliseuses, de nageuses, de narratrices, de navigatrices, de négociatrices, de niveleuses, d’observatrices, d’opératrices, d’oratrices, d’ordonnatrices, d’oublieuses, d’ouvreuses, de pacificatrices, de pailleuses, de parieuses, de passeuses, de patineuses, de payeuses, de pécheresses, de pêcheuses, de penseuses, de persécutrices, de persifleuses, de perturbatrices, de péteuses, de piaffeuses, de piailleuses, de pilleuses, de pisseuses, de plaideuses, de pleureuses, de plieuses, de plongeuses, de pointeuses, de poseuses, de porteuses, de pourvoyeuses, de préceptrices, de prêcheuses, de prédicatrices, de preneuses, de présentatrices, de prêteuses, de prévaricatrices, de procuratrices, de profanatrices, de prometteuses, de promotrices, de prôneuses, de propagatrices, de protectrices, de protutrices, de questionneuses, de quêteuses, de rabâcheuses, de raccommodeuses, de racoleuses, de raconteuses, de radoteuses, de railleuses, de raisonneuses, de rançonneuses, de rapporteuses, de ravisseuses, de receleuses, de receveuses, de réconciliatrices, de rédactrices, de redresseuses, de réformatrices, de relieuses, de rémunératrices, de renieuses, de renifleuses, de réparatrices, de répétitrices, de restauratrices, de rêveuses, de réviseuses, de ricaneuses, de rieuses, de rimailleuses, de rimeuses, de rôdeuses, de rongeuses, de roupilleuses, de sacrificatrices, de saigneuses, de sarcleuses, de sauveuses, de scieuses, de scrutatrices, de sculptrices, de sectatrices, de séductrices, de semeuses, de sermonneuses, de siffleuses, de solliciteuses, de songeuses, de souffleuses, de souteneuses, de spectatrices, de suborneuses, de tailleuses, de tambourineuses, de tanneuses, de tapageuses, de tâtonneuses, de tentatrices, de testatrices, de tireuses, de tourneuses, de traductrices, de traîneuses, de travailleuses, de trembleuses, de tresseuses, de tricoteuses, de tricheuses, de triomphatrices, de troqueuses, de trotteuses, de tueuses, d’usurpatrices, de veilleuses, de vendangeuses, de vendeuses, de vengeresses, de vérificatrices, de versificatrices, de vétilleuses, de violatrices, de visiteuses, de voleuses, de voltigeuses, de voyageuses, et enfin de zélatrices !
(source : Littré, liste non exhaustive)

Cela nous en fait, des mots, qui vont manquer.

Il est évident qu’il n’est pas toujours facile de savoir si un mot masculin en –eur, ou doté d’une autre terminaison masculine, fait –euse au féminin ou autre chose. C’est compliqué, le français. Boris Vian, dans le Schmürtz, le rappelait dans l’une de ses répliques :
Elle (hésitant) : « Je suis partisan… je suis partisane… je suis partiseuse… (Se reprenant) Je suis partiseuse (...). »

Bref ! Effectivement, on peut se tromper. Est-ce une raison pour tailler dans la masse ? Car enfin, abolir le féminin des mots, est-ce une façon de rétablir l’équilibre entre le féminin et le masculin, ou, au contraire, une façon d’affirmer, une bonne fois pour toutes, que le masculin doit l’emporter, par un petit « e » collé à sa construction, inaudible, au point qu’on aura bientôt des « erreures » dans les copies de nos jeunes têtes. Quelle « horreure », non ? ou quelle « horreuse », je ne sais plus ! L’autrice de mes jours va s’en retourner dans sa tombe – bien qu’en fait elle n’en soit pas sortie –.

Les Grandes Baigneuses de Paul Cézanne vont devenir les Grandes Baigneures, ainsi les Baigneuses de Courbet, celles de Picasso ou celles de Renoir. Ma montre n’aura plus de trotteuse, mais une trotteure pour indiquer les secondes et une petite aiguille pour indiquer les « heuses », pardon ! les heures… C’est vrai qu’il va falloir s’y faire. Cela prendra un certain temps. Le féminin disparaîtra, progressivement, laminé par le monde masculin. C’est dommage. J’aimais bien que ma femme soit au féminin quand je lui parle, et qu’elle soit féminine quand elle me parle. Nous parlerons au masculin. Elle devra couper ses cheveux pour me ressembler un peu plus, coller des poils sur son visage, des poils ras ainsi que je les porte, presser ses seins pour qu’ils n’apparaissent plus, porter des pantalons, mais ça, elle en a pris l’habitude, déjà, depuis de nombreuses années. Dans ce monde sans genre, nous évoluerons sans fatigue. Les montagnes auront été rasées, les clives comblées. Nous aurons un soleil pour le jour brillant et un autre pour le jour blafard car la nuit aura disparu, des soleils de même taille, ils le sont déjà, l’un éclairant tout de même plus que l’autre. C’est normal, le masculin l’aura emporté, définitivement. Les allemands devront se mettre au diapason. Leur soleil changera de genre, leur lune est déjà au masculin. On leur laissera leur neutre, le temps qu’ils s’habituent à la disparition du féminin, puis on leur demandera de choisir, soit tout neutre, soit tout masculin, mais plutôt tout masculin, c’est normal, non ?

Dans ce monde sans genre, nous ne saurons plus de qui l’on parle. Mais quelle importance. Nous ne savons plus déjà de quoi l’on parle !

Patrice Bérard, le 28 août 2009

P.S. du 15 novembre 2009

En chinant, je trouvai la semaine dernière un « Ivan Illich » que je ne connaissais pas : « Le genre vernaculaire », publié au Seuil en 1983. Ivan Illich, un philosophe, un sociologue quelque peu oublié, remisé dans la famille des hurluberlus écologistes et des doux rêveurs. Qu’on se détrompe ! Tout est à lire et à relire à l’aune du présent, une lecture décapante toujours d'actualité.

En voici une bibliographie succincte, toutes ses œuvres, me semble-t-il, n’ayant pas toutes été traduites en français sauf sans doute dans les Œuvres complètes :

- Contre la religion de l’école (in Esprit n° 12, 1970)
- Révolution culturelle, école et développement (in Les Temps Modernes n° 287, 1970)
- Comment éduquer sans école, (in Esprit n° 6, juin 1971
- Libérer l’avenir, Éditions du Seuil, 1971
- Une société sans école, Éditions du Seuil, 1971
- Énergie et équité, Éditions du Seuil, 1973
- La convivialité, Éditions du Seuil, 1973
- Némésis médicale, Éditions du Seuil, 1975
- Le chômage créateur, Éditions du Seuil, 1977
- Le travail fantôme, Éditions du Seuil, 1981
- Le genre vernaculaire, Éditions du Seuil, 1983
- H2O, les eaux de l’oubli, Lieu Commun, 1988
- ABC, l’alphabétisation de l’esprit populaire, La Découverte, 1990
- Dans le miroir du passé, Conférences et discours, 1978-1990, Descartes et Compagnie, 1994
- Œuvres complètes, Fayard 2005

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