Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (15)

Pan ? non, Vroum !

À la question : « Qu’est-ce qui fait du bruit dès qu’on le secoue, qui ronfle et qui pète, qui pue, qui encombre, qui, jeune, était tout feu tout flamme, mais vieux se retrouve tout décati, toussant et crachant tout en coûtant la peau des fesses toute sa vie ?», mon beau-frère répondit immédiatement « C’est Henri ! Il est en maison de retraite, il n’a jamais rien fichu de toute sa vie et il est toujours là à quémander de quoi s’acheter des clopes et des Astro », puis, se ravisant, il s’exclama « Mais c’est peut-être aussi Mao, mon chien, quoique… il pète mais il ne ronfle pas… ou bien René… Non  ! C’est Henri ! »
– Erreur, lui dis-je, c’est Arthur !
– Arthur ? Mon tuture  ?
– Ouais, ton ou ta tuture ! C’est bien comme ça que tu l’appelles, ton ou ta tuture ?
– Bah oui, c’est Arthur. Arthur, ça rime avec voiture, non ? Mais il ne pète pas, mon carrosse, il ronfle un peu fort, ça, c’est certain, il pue un peu, mais c’est pas lui, c’est le gasoil. Il tousse parfois dans les montées, mais il fonce dans les descentes. Pour l’argent, c’est vrai, il m’a coûté la peau des fesses, près du tiers de mon salaire pendant cinq ans en paiement des traites, sans compter le carburant, l’assurance, la vignette… la vignette ! un provisoire qui a duré plus de trente ans ! Pour les vieux, qu’ils disaient. Ils nous ont bien eus, les miens n’en ont jamais vu la couleur !

En France, dès la fin des années 1950, progressivement et insidieusement, on supprimait les petites lignes de chemin de fer, pas rentables, disait-on, on déportait les petites gens, les ouvriers, les employés, des villes vers la grande banlieue, on désertifiait les campagnes, on raréfiait les lignes de car et de bus – Paris en a vu supprimer de nombreuses – on arrachait les rails des tramways tout en se gardant bien de réserver des voies pour les vélos, dans un seul but, inavoué mais présent : développer le marché de la bagnole et celui de son accessoire indispensable, le carburant, une manne pour l’État, l’impôt indirect parfait, une manne pour l'industrie pétrolière, une manne pour l'industrie tout court.

Le marché de la bagnole coûtait douze à quinze mille vies par an et deux à trois fois plus en invalides, en broyés, éclopés, sacrifiés sur l’autel du développement anarchique de cette macabre industrie qui produisait des voitures de plus en plus puissantes, de plus en plus gourmandes en carburant et de plus en plus dangereuses – en 2008, 4443 personnes ont encore trouvé la mort sur la route (12 par jour) et 96905 y ont été blessées (265 par jour !), joli score, non ? –.

L’infrastructure routière avait été prévue pour des chevaux et non pour des bolides. Il fallut la rénover, construire des autoroutes, des autoroutes, de plus en plus d’autoroutes, payantes bien sûr, laissant loin les villages, les séparant du lien social, améliorer les routes existantes, tâcher de limiter les dégâts humains en réduisant les vitesses, non seulement dans les villages – c’était déjà fait –, mais aussi sur les routes et les autoroutes. Tous ces morts, cela faisait désordre : on aurait pu se rendre compte que de conduire une bagnole était vraiment dangereux et que l’intérêt supérieur de l'État l'exigeait, un sorte d'impôt du sang pour remplacer les guerres, désuètes, et qu'il fermait les yeux complaisamment sur ces « dégâts collatéraux » inévitables. André Fontaine le dénonçait régulièrement dans le journal « Le Monde », un cri dans le désert. Le profit avant tout !

Il fallait une voiture par français comme une salle de bain par foyer, le sale d'un côté compensé par le propre de l'autre, il fallait que l’on ne puisse pas se passer d’une voiture à peine de rester comme un handicapé physique en fauteuil roulant au pied d’un bâtiment public. Dans les années Mitterrand, on accéléra encore le processus. En permettant aux industriels de la mal-bouffe de s’installer en périphérie des villes, avec de grands parkings, sales à recevoir des milliers de bagnoles – je ne vais tout de même pas dire propres –, on poussait tous les laissés-pour-compte que l’époque produisait –  « Je ne serai pas le Premier ministre de deux million de chômeurs », lançait Pierre Mauroy, il y en eu bientôt trois puis jusqu’à sept à la fin du deuxième septennat – à déserter le centre des villes, détruisant le commerce local et le tissu social, et obligeant ainsi la ville entière à se déplacer, en bagnole, par milliers, par millions, pour investir les cubes en béton des supermarchés, super affaire pour les politiques qui percevaient leurs enveloppes à chaque nouvelle implantation, en petites coupures s’il vous plaît, gauche et droite confondues.

Un de mes amis dut porter, à cette époque, des valises, les plus grosses jamais portées. Interrogé par la brigade financière quelque vingt ans plus tard, il se vit confier par un inspecteur les noms des destinataires avant même que de les confirmer :
– C’était bien Ouah-Ouah et Dentifrice ?
– C’était bien eux ! confirma-t-il. Ils seront poursuivis ?
– Vous n’y pensez pas ! L’un est mort et l’autre trop bien protégé !
Le système mafieux, soigneusement entretenu par ces pots-de-vin, défigurait les abords des villes, qu’importe ! On ferait des villes des musées, on installerait des parcmètres dans toutes les rues, on racketterait le pigeon d’automobiliste de tous les côtés, au repos comme en mouvement.

Avec la crise, on se rendit soudain compte que toute notre économie ne tenait que par la bagnole. Qu’on cesse d’acheter une bagnole à tire-larigot tous les trois ou cinq ans, que les banques cessent de prêter les sous de leurs clients pour qu’on achète une bagnole et toute l’économie s’effondre. Tout tient par la bagnole, tout est fait pour la bagnole. Pour acheter une baguette de pain ou un paquet de cigarettes, si tu n’as pas de bagnole, impossible ! tu dois te contenter des miettes qui recouvrent ta table (encore heureux que tu ne l’aies pas débarrassée) et fumer tes mégots. Si tu es malade, la plupart des médecins de ville ayant disparu au profit des supermarchés de la santé, les hôpitaux, et que tu n’as pas de bagnole, tu es mort : l’hôpital est à quinze bornes et quinze bornes à pied dans ton état, c’est impensable.

« On n’a pas besoin de bagnole, on a besoin de se déplacer » dis-je en paraphrasant Max Fullenbaum qui en fit la pertinente remarque sur France Culture. Eh oui ! Si l’on a supprimé la plupart des moyens collectifs de déplacement qui existaient cinquante ans plus tôt, c’est bien pour nous obliger à posséder une, deux, voire trois bagnoles par foyer, des bagnoles agressives, avec des tigres dans leur moteur, des vitres fumées, des bagnoles avec des moteurs surpuissants (à quoi cela sert-il avec des autoroutes limitées à 130 kilomètres par heure ?), des bagnoles montées sur échasses, grosses comme des corbillards ou des fourgons cellulaires, avec quatre roues motrices, pour jouer au cow-boy dans les villes et sur les routes, comme dans ces films chocs où l’on en glorifie les performances mortifères – mais les cascadeurs mêmes s’y tuent – sous l’œil complaisant du législateur et du juge. On risque moins à tuer au volant qu’à voler un camembert dans un supermarché  !

Un de mes amis, Jacques, vers la fin des années 80, fut assassiné ainsi, un jour de brouillard, sur l’autoroute, par l’un de ces bravards circulant à droite pour doubler la file de bagnoles agglutinées à gauche. Il fut assassiné ainsi que sa femme et deux de ses enfants, ceux qui portaient la ceinture et qui, ne pouvant se détacher, moururent brûlés vifs. Le troisième s’en tira. Il n’y avait que deux ceintures à l’arrière. Sous le choc, il fut projeté hors du véhicule. Le chauffard aussi s’en tira. Il était indemne et la justice lui fut clémente. La bagnole a tous les droits, tous les pouvoirs. Pauvre Jacques, je te pleure toujours, trente ans plus tard.

Les américains ont le deuxième amendement qui leur permet de porter des armes à feu et de s’en servir s’ils se croient en danger. Nous, français, n’en avons pas besoin et nous n’avons même pas le besoin de nous sentir en danger. Nous avons la bagnole !

Patrice Bérard, le 1er septembre 2009

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