Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (17)

Je ne pleure plus argent, je saigne or !

J’aime bien les marchés, les marchands et leur gouaille lorsque les allées grouillent de monde, elle est belle ma frisée, elles sont fraîches mes carottes… Alors, ma p’tite dame, faites-vous plaisir, trois pour deux, on fait des affaires aujourd’hui et il n’y en aura pas pour tout le monde… Allez, on fait la queue, on fait pas la tête… Il veut quoi, le jeune homme ?

J’aime bien les marchés, ceux de Paris comme ceux de province, des marchés qui changent de couleur à chaque heure, les lève-tôt qui font la queue avant même que le poissonnier ait déballé sa cargaison, une toute fraîche pêchée de la nuit, des poissons plus raides que la justice, la peau luisante et l’œil clair, des crabes qui cherchent encore la grève ou quelque caillou sous lequel se cacher, la petite fermière les yeux dans le vague avec ses trois canards, sa motte de beurre jaune et odorante comme l’herbe que l’on vient de couper, et qui attend sans piper mot, le charcutier producteur qui déroule le boudin tout fumant encore et dont quelques connaisseurs s’en font couper des bouts qu’ils dégustent à même le trottoir, celui-ci dont la chevelure n’a pas connu le peigne depuis la veille et dont le cordonnet du pyjama orne gaillardement le haut du pantalon, celui-là, frêle et chauve, tiré à quatre épingles, les yeux pétillant de plaisir, un léger filet de graisse et de salive mêlée au coin de la lèvre qu’il tamponne avec soin à l’aide d’un mouchoir immaculé et encore dans ses plis, et puis cet autre, plus loin, les joues cramoisies, arborant sa bedaine rebondie comme on brandit une bannière et qui salue bruyamment un compère et sa commère, et puis d’autres encore, badauds et habitués, venant de tous côtés, par toutes les rues, par toutes les ruelles, et les travées peu à peu gonflent, enflent de ces nouveaux venus qui se connaissent ou qui s’ignorent, les yeux soupesant la qualité des fruits, la fraîcheur des salades, la hauteur des prix, la couleur de la viande, tous ces nouveaux qui croisent les anciens, silencieux ou bruyants, et ça s’appelle en levant haut la main et la voix, ça rentre au bistrot ou ça en sort, droit ou chavirant, ça marche à grandes enjambées ou à petits pas, les reins raides ou chaloupant, ça vous tamponne, ça vous piétine, un chariot à roulette sort soudainement d’une file et reste coincé dans vos talons, ça s’excuse, ça vous demande pardon, ça joue un peu des coudes mais pas méchamment, juste pour avoir un peu de place pour passer, et dans les queues ça bavarde, ça se connaît, ça se reconnaît, ça prend des nouvelles, ça en donne, vous ne me croirez pas si je vous le dis… mais si, mais si.. mon dieu, ce qu’on est peu de chose, ici un jeune couple se débat avec leurs deux enfants braillards qui leur montrent désespérément du doigt, en les tirant par la manche et la robe, le stand du marchand de confiserie, là ça rouspète parce que la petite dame, elle met un peu trop de temps à chercher l’appoint dans son porte-monnaie et qu’elle ferait mieux de le confier au marchand au lieu de regarder chaque pièce une à une pour savoir si c’est une pièce de un ou de deux centimes, de deux ou de cinq centimes, mais non, ma p’tite dame, y a pas de pièces de trois centimes.., ça gueule, ça piaille, ça crie, ça vit, ça consulte sa liste, ça raye au fur et à mesure, ou ça choisit au jugé, à l’inspiration, au nez, ça se consulte, ça reste dubitatif, ça fronce les sourcils ou ça éclate de rire, ça s’embrasse, ça sent la sueur, le patchouli, la fraise et le melon, ça tâte pour voir si c’est mûr, ça change d’avis, ça se cherche des yeux, où est-ce qu’il est encore passé celui-là ? il était là il y a deux minutes, il changera pas cet enfoiré.. Ah bah t’étais là, tu pouvais pas m’le dire… De quoi tu m’as traité à l’instant ? T’as qu’à rester à ta place … tu disparais tout le temps, t’étais à droite, tu passes à gauche, un vrai homme politique celui-là, c’est pas drôle de faire les courses avec toi.. plus loin un autre couple, tu prendrais pas des artichauts ? Ils sont beaux ! Non, après je vais péter toute la journée ! Mais ça fait pas péter, les artichauts… Un peu mon neveu ! si ça te fait pas péter, alors t’as jamais mangé d’artichauts, une feuille, un pet, regarde le nombre de feuilles… ça gouaille, ça déambule, ça s’arrête, et puis on le quitte, le marché, celui de province ou celui de Paris, les poches allégées, la panier plein, les bras chargés, c’est tout beau à l’intérieur du panier, tous ces fruits et ces légumes en vrac, ce poulet trop gros pour le papier d’emballage dévoilant une cuisse dodue à la peau diaphane et bien tendue, c’est lourd, ça pèse et ça sent bon.

J’aime bien les marchés, mais voici que, l’âge aidant, je suis devenu un marché.

Dans les Chambres de commerce, on voit fleurir les conférences sur ce nouveau marché, le marché des seniors. Il est vrai que c’est plus joli, comme titre, le marché des seniors plutôt que le marché des vieux… Imaginez-nous donc, nous les vieux, comme au temps de la Rome antique, debout sur une estrade, et un aboyeur criant comme si nous étions de la viande sur son étal : « Ils sont beaux mes vieux, ils sont pleins de pognons à pas savoir qu’en faire. Regardez-moi cette petite vieille qui n’en a pas l’air, comme ça, avec sa robe à fleur qu’elle a porté pendant cinquante ans, c’est qu’on faisait de la bonne camelote dans le temps, eh bien ! regardez-là, elle est pleine aux as, elle n’a pas dépensé un rond pendant toute sa vie, elle a économisé, sous après sous, franc après franc, euro après euro, tant elle avait peur de manquer pour ses vieux jours, elle a bossé toute sa vie et maintenant elle touche une retraite, pas bien grosse mais à cet âge-là, ça ne mange pas beaucoup, ça n’a pas de besoin. Croyez-moi, son oseille, son artiche, son flouze, son pèze, il est temps qu’il change de main, les banques ne lui ont pas tout pris même si elles lui en ont fait perdre un paquet avec leurs conneries, il lui en reste plus qu’on ne pourrait l’imaginer. Faut l’aider, cette petite vieille, à le dépenser, son fric. Et le petit vieux à côté, celui qui a l’air tout décati, c’est la même chose. Il était bien payé, lui, toute sa vie il était bien payé, et sa retraite, aujourd’hui, elle est grasse comme une dinde de Noël. Et les autres aussi. Itou ! On croirait qu’ils n’en ont pas. C’est faux, même s’ils n’en ont pas beaucoup. Croyez-moi, ils en ont assez pour aller le dépenser dans des pays de pauvres, les insolents ! En Thaïlande, au Maroc, en Turquie, au Viêt-Nam, un vrai scandale. Alors mes vieux, les petits, les gros, les gras, les maigres, il faut me les acheter. Je les vends pour une bouchée de pain. Mais de l’autre côté, faut se débrouiller pour leur faire dépenser leur pognon, ici, chez nous, pas ailleurs. Non mais des fois…

Je croyais devenir vieux, et j’en étais fier – car on n’est jamais certain d’y arriver – mais voilà que je deviens un « senior ». On m’a enlevé le mot de vieux et tout ce qu’il y avait autour, les cheveux blancs, la démarche hésitante quand le sol est gelé, la fragilité des os, la raideur des tendons ainsi que la considération. Enfin, pas tout à fait. Il y a une main d’années de cela et pour la première fois, une jeune fille s’est levée dans l’autobus pour me céder sa place. Elle l’a fait avec un grand sourire comme si cela lui faisait plaisir. Je n’ai pas voulu la décevoir, je n’ai pas voulu voir disparaître ce joli sourire, et je le lui ai rendu avec ce mot simple « merci »et j’ai pris la place qu’elle me laissait.

Cela fait tout drôle d’être soudain vieux dans le regard des jeunes, alors qu’on n’a pas une canne à la main, qu’on n’est pas courbé en deux, la tête blanche seulement et puis sans doute les rides qu’on a acquises lentement en souriant, en riant trop, en clignant des yeux lorsque le soleil était trop bas, lorsque la lumière était trop forte, en pleurant aussi, en pleurant au décès, aux enterrements de ses proches, de ses amis, partis tôt, partis tard, mais partis. Tout ça, ça laisse des traces. C’est comme un tatouage sur le visage avec sa vie gravée dans chaque pli.

Les vieux sont devenus un marché. La mort l’était depuis longtemps. Bientôt on choisira son cercueil dans son super-marché, entre le rayon bricolage et le rayon hygiène. Le trou ? Rapide, un coup de pelleteuse, aussitôt rebouché le cadavre enfoui, un coup d’asphalte, un coup de peinture, et c’est comme ça qu’on agrandira le parking à vos frais.

On vous fait devenir un marché à tout âge. Jeune ou vieux, junior ou senior. Personnellement, j’aime trop le faire pour le devenir.

Patrice Bérard, 19 août 2010

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