Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (19)

Sous le joug… le sang et les larmes !

Dictateurs à vendre, les panneaux font florès ici et là en ces mois d’hiver et de soldes ! C’est la période des moins cinquante pour cent, moins quatre-vingt, profitez-en ! Il en existe qui sont partis avec une tonne et demi d’or. C’est moins que ce qu’ils avaient pillés, que ce qu’ils avaient détournés, mais c’est mieux que rien.

Dictateurs à vendre, c’est le mot d’ordre en ce mois de février.

La France qui les accueillait à bras ouverts, on se souvient de Bébé-doc, fait la fine bouche aujourd’hui mais elle est toujours prête à les recevoir tant qu’ils ont encore du crédit, des crédits en banque bien sûr, des crédits en biens immobiliers, elle est toujours prête à déployer le tapis rouge comme elle le fit avec Saddam Hussein, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, comme elle le fait avec Hu Jintao, Poutine, le roi Abdullah ben Abdelaziz Al Saoud, Abdelaziz Bouteflika et autres « démocrates », toujours prête à saluer leur « courage » d’avoir résisté si longtemps à la rue. Elle ne salue pas le peuple, le courage du peuple, mais celui du bourreau (1).

Dictateurs à vendre ! Leurs avoirs pour certains, ceux de la famille Ben Ali, viennent d’être gelés par quelques banques qui recevaient complaisamment leurs crédits, crédits que ces potentats soustrayaient sans vergogne au pays, déplorant du bout des lèvres la montée des prix des denrées alimentaires mais se gardant bien d’intervenir, de soustraire le moindre sou, le moindre dollar, le moindre dinar à leur fortune accumulée sur l’échine courbée du peuple, de la populace, du vulgaire, du coupable d’être pauvre, de s’y complaire et de s’y vautrer.

Car le peuple n’est là que pour courber l’échine, pour se prosterner devant le dieu, les dieux, le cul vers le diable. Il n’est là que pour payer, survivre s’il le peut, accepter tout sans broncher. La chair du peuple est bonne pour le canon, la mitraille, sa force est pour le maître, ses pensées pour le louer de ses bontés, de sa condescendance, même sous le fouet, même dans la geôle, car la chair du peuple est succulente dans la peine, bête de somme ! C’est dans cet état qu’elle a le goût le plus fin, à déguster lentement, avec les doigts, crue, saignante, sanglante… Et lorsque le peuple se rebelle, la corde, une balle dans la nuque, et ouste, aux ordures, avec les siens, qui se ressemble s’assemble !

Mais voilà que certains, dans le peuple, ont la mauvaise idée de se faire griller tout vivant pour crier leur désespoir ! De quoi se mêlent-ils, ces rufians ! Que ne font-ils comme ces français qui se pendent ou se jettent sous les roues des trains, discrètement car leur désespoir ne leur vaudra guère qu’un entrefilet dans le journal local, si encore on en parle. Indifférents ici, différents là-bas.

Le dieu vivant d’en bas est outré devant le spectacle de ces faquins qui s’immolent. Il vocifère, il vitupère, il gesticule, il ordonne à ses valets de se débarrasser de ce peuple encombrant. Eh quoi ! N’a-t-il pas, ce peuple, le dieu d’en haut pour se consoler de sa misérable condition ? Car s’il est pauvre, ce peuple, et s’il souffre, ce peuple, c’est bien par sa propre faute, la faute du peuple, et par la grâce de ce dieu d’en haut qui a voulu que ce peuple soit ainsi, loqueteux et misérable, afin de lui ouvrir un petit coin de son paradis, un strapontin, après que ce peuple sera mort sous les coups, qu’il sera mort sous les cris de la faim, qu’il sera mort sous le poids du travail, bête de somme… Dors, six pieds sous terre, crève pour mon plaisir, charogne !

Le dieu d’en bas a ses entrées avec celui du haut. Ils conversent tous deux chaque soir, ils se donnent des recettes de cuisine, à quelle sauce manger le peuple, le dévorer, cervelle, tripes et boyaux, chair, os et peau.

Le dieu d’en bas a ses entrées avec d’autres petits dieux d’en bas, d’autres petits potentats qui ruinent leur peuple à coup de travail, à coup d’impôts, à coups de gibets et qui s’emplissent les poches, qui emplissent les poches de leurs enfants, de leur femme, de leurs amis, de tous ces saints, de ces anges, de ces séraphins qui gravitent autour d’eux et qui leur font une auréole, qui les invitent sur leur yacht, qui les promènent dans leur avion privé, qui les éventent de leurs ailes, qui se courbent devant eux comme devrait se courber, que dis-je, se courber… se prosterner le peuple vil et veule, loin devant, cent pas, pas moins, car le peuple pue, il pue la sueur d'avoir trop trimé, son haleine pue l’ammoniac d’avoir trop jeûné, ses mains puent la merde d’avoir trop fouillé les décharges d'ordures.

Qu’est-ce que la richesse pour le peuple ? Vivre, c’est suffisant. Sa vie, c’est sa richesse, la souffrance et la mort les intérêts de cette richesse. Il n’y a pas de vie sans souffrance, pas de vie sans mort. On lui donne tout, au peuple, capital et intérêts, vie, souffrance et mort. Que lui faut-il de plus ?

On lui donne même du rêve, des billets de loterie, pas chers, à sa mesure, qui ne lui rapportent rien, au peuple, qui lui coûtent, au peuple et qui assagissent ses passions brutales, bestiales, immondes. Ou des billets de départ sur de frêles esquifs. Qu’ils aillent donc voir ailleurs s’ils seront mieux traités ! Et à défaut d’arriver à bon port, ils engraisseront toujours les poissons et les crabes. Bon débarras !

Il arrive que le peuple se rebelle, pas souvent. Certains se font plumer sans mot dire, comme les islandais. D’autres se font plumer en râlant, comme les français, taxés de tous côtés, par les industriels de la santé, par ceux de l’alimentation, des transports, des banques, des assurances, par les politiques et leurs partis. Tous prélèvent leur dîme et il ne semble pas y avoir de frein à leur appétit dévorant. Mais le pouvoir est diffus, et plus il est diffus, plus il est solide. La meilleure arme contre le peuple, c’est le peuple lui-même et le nombre de ses anges-gardiens.

Nos dictatures ont changé de visage. Les dictatures anciennes entretenaient leur héros, mis au rang des dieux. Elles tomberont comme on les voit vaciller aujourd’hui. Mais nos dictatures, celles qui nous concernent, celles avec lesquelles nous devons composer ou nous défaire sont celles du marché, elles sont celles de l’argent, celles de la rentabilité à tout prix. Elles n’ont pas un visage, mais mille, dix mille, des millions.

Que valent nos vies lorsque l’on compte, dans le monde, six mille morts par jour sous le joug du travail, lorsque l’on compte en France plus d’un suicide réussi chaque heure pour près de vingt tentés, près de vingt chaque heure ? Pas grand’ chose. Bêtes de somme… sans plus.

Nous nous sommes endormis, nous sommeillons sous les doux flonflons de la radio et de la télévision. Mais on sent confusément que cela bouge, là-bas plutôt qu’ici, mais voire… Les bêtes de somme se redressent et les tyrans se mettent sur la défensive, hésitant entre le miel et le bâton.

Allons, reprenons à notre compte le titre d'une petite œuvre du Marquis, écrite en pleine tourmente : « Français, encore un effort pour être révolutionnaires ! » et nous ne serons peut-être plus… des bêtes de somme !

(1) Dans son discours à Ryad le 12 février 2011, le commis voyageur en armement et aussi Premier ministre français, Monsieur François Fillon, vient de saluer le courage du Président Moubarak forcé de démissionner. On attend sa réaction devant les événements qui se déroulent en Lybie. Sans doute saluera-t-il le courage de Kadhafi forcé de massacrer la population du pays avec les armes que la France lui a généreusement fournies ?

Patrice Bérard, ces 13 et 23 février 2011, en hommage aux peuples qui se sont réveillés.

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