Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (21)

Il ne faut pas mélanger les Servier avec les cochons !

– Bonjour André, comment vas-tu ?

– Bonjour monsieur Servier. En ce moment, ça ne va très fort, j’ai du mal à marcher, je m’essouffle à chaque pas, je suis obligé de prendre une canne pour me déplacer. Vous la voyez ?

– Bien sûr, je la vois. Mais c’est normal que tu aies du mal à marcher, avec ta poliomyélite, tu as une jambe faible, très faible, et tu es trop gros, tu manges trop ou trop mal. Et tu ne me diras pas que tu ne te fais pas violence pour vider gorgeon sur gorgeon, non ? Et puis tu n’es plus tout jeune. À ton âge… tout ça c’est normal !

– Je fais attention, Monsieur Servier, je ne bois pas tous les jours, un peu le soir, ou quand je déjeune avec des amis. Je fais attention, je vous l’assure, et je mange légèrement, ma femme y veille, je ne fais pas d'écart. Non, ce n’est pas ça… C’est que j’ai pris du Médiator pendant six ans, prescrit par mon médecin, pour maigrir… Il me disait que j’étais trop gros…

– Ah, mon pauvre André, tu ne lis pas la presse médicale étrangère ? Tu ne savais pas que c’était dangereux ? Je te plains. Ton médecin, lui, qu’il t’ait prescrit mon médicament, c’est normal, la plupart des généralistes sont des crétins qui écoutent mes visiteurs comme Moïse son dieu et à qui je peux faire dire tout et n’importe quoi, qu’une molécule est toute nouvelle alors qu’elle a plus de vingt ans et que je l’ai fait re-bricoler déjà deux fois, sans savoir d’ailleurs si elle est meilleure ou pire que la précédente. Car cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de vendre le nouveau produit plus cher que l’ancien, alors que c’est le même.

– Mais le Médiator, monsieur Servier…

– Le Médiator, mon cher André, c’est français, c’est français donc c’est bon. Les communistes français t’on seriné qu’il fallait acheter français pendant des années jusqu’à ce qu’on ne les entendent plus. Ils sont devenus aphones depuis la chute du mur de Berlin, depuis que leurs dieux sont morts, et parmi eux Staline, le bon Staline auquel ils avaient fait ériger tant de statues, écrit tant d'éloges, Staline, qui a fait beaucoup plus de victimes que mon petit Médiator… Pour le bien du peuple, nous travaillons pour le bien du peuple… Servier, c’est Staline, mais en tout petit…

– Mais tout de même, ma santé, monsieur Servier, elle se dégrade, elle s’est dégradée, je souffre, je souffle, j’ai mal, je ne vais pas bien…

– Et que veux-ty que j’y fasse, mon petit André ? Que je demande à ton médecin de te prescrire des neuroleptiques pour te faire oublier tes petits malheurs ? Mais les neuroleptiques, c’est comme mon Médiator, ça n’est pas mieux, ça n’est pas pire. Ils dégraderont ton petit cœur tout aussi bien que mon Médiator, d’une autre façon, chacun la sienne, et je tiens à te garder longtemps en mauvaise santé pour te fournir de quoi te réparer de mes dégâts précédents, en dégradant au passage un autre organe. Mais ne t’inquiète pas, j’ai de quoi le réparer aussi. Ainsi, de réparations en dégradations, bien ciblées je te l’assure, tu vivras bien encore une bonne dizaine d’années, complètement cassé, mais tu m’auras permis de vivre heureux avec le sentiment d’avoir accompli ma mission rédemptrice. Car nous devons souffrir sur cette terre. Celui qui n’a pas souffert est comme une brebis égarée, loin du troupeau, propre à être dévorée par quelque loup de passage, étranger à notre beau pays. L’horreur… Et puis il faut bien que tout le monde vive. Ma Porsche se fait vieille, un an, il faut que je la change. Et ça coûte cher, une Porsche. Toi, tu ne te rends pas compte de ce qu’il me faut payer chaque mois, en salaires, en charges sociales, en impôts pour ma petite entreprise, en pots de vins pour qu’on ne m’embête pas trop, eh oui… Tu sais, il me faut arroser. Ça n’est pas simple de vendre n’importe quoi. Il faut convaincre et pour convaincre, il faut payer…

– Mais ma santé…

– Tu te répètes, mon tout petit André. Tu as la chance d’être né à une époque où il n’y avait pas de pesticides, pas d’agriculture industrielle, pas de centrales nucléaires… Donc tu es solide. Imagine que tu aies trente ans, que tu te sois approvisionné dans les seuls supermarchés pour ton alimentation quotidienne et que tu aies pris mon médicament pendant ces mêmes six années. Eh bien ! Tu ne serais plus un client sauf pour les pompes funèbres et tu m’aurais manqué, vraiment tu m’aurais manqué. Que ferais-je sans vous, les vieux trop gros ? Le marché des jeunes ne m’intéresse pas. Ils sont trop fragiles. Bourrés de phosphates, de glutamate, de sel, de sucre, d'aspartame, ô la belle illusion du sans sucre, ils me feront infidélité en passant trop rapidement de vie à trépas. Non, toi tu es un bon client. Je te soignerai longtemps, le plus longtemps possible. Je ne te guérirai pas. Je n’ai pas cette prétention. Il n’y a que les faux prophètes pour affirmer qu’ils te guériront.

– Mais que dois-je faire, monsieur Servier ?

– Tu as fait ce qu’il fallait. Tu as acheté une canne. Elle te va très bien. Tu es très élégant ainsi. Elle te permettra de traverser aux passages cloutés sans risque car les automobilistes font attention aux handicapés. Sans canne, tu te ferais renverser. J’en sais quelque chose. Quand je suis au volant de ma Porsche, j’aime bien faire courir ces gens qui traversent les rues n’importe comment, même sur les clous, j’accélère, je fais vrombir mon moteur, je fonce, ils courent, ils s’éparpillent, je ris, j’adore ça, ils râlent, ils m’invectivent, mais ils se garent, ils sont furieux, c’est d’un drôle… Mais quand je vois quelqu’un avec une canne, je ralentis, je le laisse passer. S’il me fait perdre trop de temps, alors je le klaxonne pour qu’il presse le pas. C’est vrai, tous ces cassés, ça ne devrait pas avoir le droit de traverser les rues…

– Je pourrais vous attaquer en justice, monsieur Servier, pour ce que vous m’avez fait…

– Bien sûr, mon minuscule André. La justice, elle est rapide pour les voleurs à la tire, lorsqu’ils sont pris sur le fait, et encore… plus de place en prison, on les exonère la plupart du temps de l’exécution de leur peine. Mais elle est lente pour des gens comme moi. Regarde Chirac, pris la main dans le sac, il sera mort bien avant qu’on ne le juge… Vas-y, vas devant les tribunaux. Tu verras bien ce qui arrivera. Ce n’est pas moi qui t’ai prescrit ce médicament. C’est ton crétin de médecin. C’est lui qui est responsable. Moi je n’ai rien à voir dans cette catastrophe. J’ai une autorisation de mise sur le marché, j’ai suffisamment payé pour ça. Ça n’est pas gratuit, tu sais… Et puis, si un médecin te l’a prescrit, c’est qu’il considérait que ce médicament t’était favorable, bénéfique. S’il s’est trompé, c’est sa faute, pas la mienne. Moi je fabrique, je vends. Je n’achète pas, je ne consomme pas ce que je vends. Je ne suis pas fou. À chacun sa peine, à chacun son rôle. Moi j’agis pour le bien de tous. La sécurité sociale te l’a bien remboursé, ce médicament, alors de quoi te plains-tu ? De l’incurie des pouvoirs publics ? Mais elle est connue, ils se font tous acheter ! Ils ne vont tout de même pas cracher dans la soupe. C’est moi qui les engraisse ! Et je ne suis pas le seul, je te rassure, tout le système est ainsi fait, du haut en bas, tu n’as aucune chance…

– Monsieur Servier, je pourrais vous casser la figure avec ma canne…

– Mon tout, tout, tout petit André. Malgré mon âge, je cours plus vite que toi. Toi, je t’ai cassé. Tu n’es plus à même de faire le jeune homme. Ton cœur n’y résisterait pas. J’ai tout prévu, tu vois, même ça. Je sais ce que je vends, comme Leclerc, comme Quick, Ikea, Mac'Do et tous les autres. De la merde. Mais c’est toi qui l’achètes, cette merde, et tu n’es pas obligé, c’est toi qui la manges, cette merde, et tu n’es pas obligé. Je vis des crétins comme toi, et les autres comme moi vivent des crétins comme toi qui bouffent n’importe quoi pourvu qu’on leur dise que c’est moins cher qu’ailleurs et que cela nourrit ou que c'est beaucoup plus cher parce que cela guérit. Vous me dégouttez, vous les crétins, à croire aveuglément tout ce qu’on vous serine à coup d’annonces et de publicités. Vous n’avez que ce que vous méritez, la médaille des crétins parfaits et une petite vie accourcie de crétins parfaits. Comment pouvez-vous être aussi bêtes ? Et comment voudriez-vous que nous, nous les industriels, nous ne profitions pas de votre bêtise ? Nous serions bêtes, nous-aussi ? N’y comptez pas ! Il y a un marché des crétins, nous le tenons et nous ne sommes pas près de le lâcher. Des crétins, l’Éducation nous en fournit par centaines de milliers chaque année…

– Alors, monsieur Servier, je suis foutu…

– Il faudra t’y faire, mon très, très, très petit André. Je peux te conseiller d’aller revoir ton médecin, celui-là ou un autre. Ils se valent tous ou presque. Il te conseillera une toute nouvelle molécule que j’ai achetée au Japon. C’est là que je me fournis. Tu sais, l’innovation en matière médicale, chez nous, on ne connaît pas trop. Au Japon, ils sont à la pointe. Et ils savent, comme les autorités françaises, cacher à la population ce qu’elle devrait savoir. Ils sont bien pour ça… discrets, obséquieux, travailleurs, hypocrites, menteurs, nationalistes, c’est un bonheur de travailler avec eux… C’est une toute nouvelle molécule, aussi inoffensive que les radiations qui s’échappent de leur centrale nucléaire détruite par le tsunami. Donc, tu peux y aller en toute confiance, les autorités japonaises s’en portent garantes.

– Je ne sais pas si vous me rassurez…

– Je ne suis pas là pour te rassurez, mon très, très, très cher André, mais pour te convaincre, pour t’embobiner. J’y suis rompu comme tout camelot des rues. Tu as déjà vu ces camelots qui te font briller une casserole pourrie d’un seul coup de chiffon. Tu achètes leur produit et chez toi, tu passes le chiffon sur ta casserole pourrie et, ô miracle, elle est encore plus pourrie après qu’avant. Tu as beau frotter, suer sang et eau, rien, pire et lorsque tu regardes tes doigts tu t’aperçois que la peau s'en détache, qu'elle tombe en lambeaux, que ça te brûle, et tu hurles, tu téléphones à SOS-Médecins, ils arrivent, ils t’ordonnent d’aller à l’hôpital, tu t’y rends, c’est bourré, complet, des gens qui râlent sur des brancards encombrant les couloirs, d’autres qui hurlent, comme toi, et toi tu brandis tes doigts pelés comme des bananes, qu’on s’occupe de toi mais les blouses blanches sont débordées, elles n’arrivent plus à faire face, certaines, exténuées, ne se sont pas reposées depuis quarante huit heures, elles ne voient plus clair, elles n’entendent plus les cris, elles n’entendent plus que les battements de leur cœur qui résonnent dans leur tête et qui leur disent, dors, dors, dors tandis qu’elles essaient de se répèter, tiens-bon, tiens-bon, tiens-bon, trop tard, dors, tiens-bon, dors, tiens-bon, dors, tiens-bon, bon, bon, bon, malbontiens…. dormirbon… De tout côté que tu te tournes, tu es piégé, un rat dans la souricière, monsieur K. devant le Château…

– Je suis las, monsieur S.

– Je le comprends et je t’envie, mon petit A. Tu vas pouvoir te poser et te reposer. Je t’aurais donné ça, le plaisir de rester allongé le plus longtemps possible à peine de voir ton cœur battre la chamade avant de s’arrêter tout net et définitivement. Les tiens s’occuperont de toi. Tu mangeras au lit, tu grossiras au lit, tu pisseras, tu chieras au lit, tu pleureras au lit, tu imploreras au lit qu’on t’achève, qu’on ne te laisse pas comme ça, crever lentement… Mais c’est interdit, en France… On n’achève pas les vieux trop gros et tout cassés comme on achève les chevaux. On te prescrira des médicaments, même les miens, pour soulager tes souffrances. Car j’ai de tout, tout ce qu’il faut pour ton cas… Tu vois, nous avons tout prévu, même de t’interdire de te donner la mort. Il faut bien que nous vivions de tes souffrances. Tu ne t’en tireras pas avec un pied de nez. Tu ne nous feras pas ça, tu n’a pas le droit de nous faire ça. Tu vivras, bon gré, mal gré, tu vivras mal, très mal, pour notre bien. Et tu continueras à consommer, à avaler des médicaments, jusqu’à cette fin que je souhaite la plus lointaine possible, vraiment, je la souhaite lointaine. Porte-toi mal et vis longtemps. J’y veillerai.

– C’est ignoble, monsieur Servier.

– C’est la dure loi du profit, mon tout petit André, comme la loi de la guerre. Ça fait marcher les affaires. Les politiques sont de notre côté, ceux de Paris, ceux de Bruxelles, ceux du Japon, ceux du monde entier, ils travaillent pour nous, ils travaillent avec nous. Partout où nous passons, nous détruisons. C’est notre métier et notre gloire. Nous détruisons la vie, la vôtre, celle des plantes, des abeilles, des poissons, tout, tout ce qui vit, tout ce qui bouge et même ce qui ne bouge pas. Il suffit de les titiller un peu du bout du pied, de l’arrosoir ou de la bombe, ça bouge, crac, ça ne bouge plus. Ça ne bouge pas ? Tant pis, crac, ça ne bougera jamais. Il faut que tu comprennes. Tu es un client, un client parmi des milliards sur cette terre et vos femmes en pondent un, deux, trois par seconde sur cette terre. Aussitôt morts, aussitôt remplacés. On ne sait plus où vous mettre tant vous êtes nombreux. Tu te rends compte du marché ? Cent, cinq cents, cinq mille de plus ou de moins, même un million de moins, ça ne se voit pas, c’est négligeable, une peccadille, un dommage collatéral comme on l’appelle aujourd’hui, un détail de l’histoire diraient d’autres. Rappelle-toi Seveso, Kobé, rappelle-toi le Viêt-Nam, l’Irak ou même la seconde guerre mondiale. Six millions de juifs liquidés et parmi eux bien des misérables comme toi qui ne demandaient rien à personne, qui ne faisaient de mal à personne, qui se contentaient de vivre paisiblement, bref de parfaites victimes. Eh bien ! Ça ne se voit plus, tous ces dommages, tous ces massacres. Vous êtes encore plus nombreux aujourd’hui qu’hier. Alors, pourquoi nous priverions-nous de cette manne, je te le demande ? Nous-aussi nous sommes mortels, nous-aussi nous passerons de vie à trépas. Alors pourquoi vivre une vie sordide comme la vôtre à croire, comme vous, que nous nous occuperions de votre bonheur ? C’est du nôtre dont il s’agit. Le vôtre, nous nous en fichons bien. Nous vous le faisons croire, mais nous ne sommes pas dupes tout de même…

– Je suis foutu, monsieur Servier, si vous ne m’aidez pas.

– Non, je ne t’aiderai pas. Ta canne t’aidera désormais, ta canne seule. Je suis trop vieux pour t’aider. Je ne vais pas me mettre aujourd’hui à concevoir un médicament pour te guérir ; j’en suis incapable et toute l’industrie pharmaceutique comme moi. Entends-moi bien une bonne fois pour toutes. Nous ne sommes pas là pour vous soigner mais pour vous faire croire que nous y parviendrons. C’est sans garantie. Nous n’avons qu’une obligation de moyen, pas de résultat. Nous sommes comme les banquiers à qui vous confiez, imprudemment, votre argent, comme les assurances, obligatoires, qui vous ponctionnent, comme les États qui vous rançonnent. Ni meilleurs, ni pires. Nous vivons de votre crédulité, nous vous formons, dans nos écoles, nos collèges, nos lycées, nos universités, nous vous formons, nous vous formatons pour cela, pour que vous marchiez avec nous, pour que vous nous défendiez, au détriment de votre sommeil, de votre santé, au détriment de votre vie familiale, jusqu’à ce que vous soyez fourbus, cassés, au bord du suicide, mais nous ne souhaitons pas votre mort, nous avons les molécules pour vous endormir, la télé, les journaux pour vous berner, des psychologues pour vous rendre à la raison, des psychiatres complaisants, des cellules de crise, et lorsque malgré tout ce que nous avons fait pour vous, vous vous jetez sous les roues d’un train, nous vous remplaçons aussitôt, vous êtes si nombreux, si complaisants envers notre système, si veules, si pleutres devant l’autorité, que nous aurions tort de ne pas en profiter…

– C’est donc sans espoir, monsieur Servier ?

– Tu te trompes, mon petit André. L'espoir, cela ne te coûte rien et cela nous rapporte beaucoup… Espère donc et consomme, fais comme les autres.

– Au revoir, monsieur Servier.

– Adieu, mon petit. Reviens quand tu veux si tu le peux encore. Cela m’a fait plaisir de discuter avec toi. Que tout cela reste entre nous. Je t’ai ouvert mon cœur. Je te devais bien cela après avoir détruit le tien. Va, et joue au loto. On ne sait jamais. Tu pourrais gagner un euro par-ci, deux euro par-là. Pas trop, hein. Cela te foudroierait de gagner le gros lot. Ton cœur ne le supporterait pas. À tout prendre, perdre serait mieux. Tu as toujours perdu, alors… perds, ne change pas tes habitudes.

(Tout seul après qu’André soit parti)
– Ça lui va bien cette canne. Grâce à moi, le voilà bien mis, élégant. Allons, reprenons le travail. Il y a encore beaucoup de gens sans canne et ce serait dommage de les en priver.

P.B. Ce 2 avril 2011

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