Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (27)

Quand la bidoche vous fait le bide moche

– Tiens… mais c’est mon petit André !

– Bonjour Monsieur Servier.

– Tu as l’air bien pâle. Tu aurais mangé de la viande de supermarché que cela ne m’étonnerait pas ! C’est bon, pourtant, le cheval… C’est une viande peu grasse, réconfortante, une viande pour les malades. On en donnait aux enfants dans les années ’50, hachée et plongée dans du bouillon chaud. C’était bon pour leurs jeunes carcasses, bon pour leurs neurones…

– Je n’achète plus de viande dans les supermarchés depuis longtemps, Monsieur Servier. Je connais trop leurs pratiques, les barquettes de viande re-conditionnées une fois, deux fois, trois fois – comment voulez-vous qu’on sache combien de fois on a changé barquettes, cellophane, étiquettes – la viande plongée dans la Javel pour lui redonner des couleurs et supprimer l’odeur, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, la viande, qu’elle devienne terne, avachie, flapie et qu’elle dégage une odeur pestilentielle. Alors on la recycle. On envoie toutes ces viandes insanes pour être transformées en pâtés en boîte. Rien ne se perd. Rien ne se crée. Tout se transforme. Non  ! Monsieur Servier, je n’achète plus de viande dans les supermarchés. Je n’ai pas besoin de me shooter aux antibiotiques, au gras, aux collagènes. Ces viandes en sont bourrées surtout lorsqu’elles sont présentées hachées. Je n’ai pas envie de me shooter aux anabolisants, aux tranquillisants en les absorbant, je n’ai pas envie de me shooter aux pesticides dont on a arrosé leurs aliments génétiquement modifiés pour leur résister… Ni manger ces poissons d’élevage nourris aux farines animales qui ne sont d’ailleurs que des cadavres d’animaux n’ayant pas supporté les traitements qu’on leur a fait subir et réduits en poudre !

– Eh bien ! Mon petit André, que va-t-il te rester à manger, du riz, du blé, des graines de quinoa, des lentilles, des haricots, des carottes, de la salade ?

– Pourquoi pas, Monsieur Servier ? Mais pas achetés dans les supermarchés !

– Tu me fais mal, mon petit André. Tu vas te transformer en ruminant, il va te pousser des cornes et tu finiras tes jours à l’abattoir et ton corps dépecé sera transformé en steak et en pâté ou en farine pour poissons. Il faut faire confiance à l’industrie, qu’elle soit alimentaire, chimique, pharmaceutique ou dédiée à la construction. Elle n’en veut qu’à ton portefeuille, comme l’Etat, la Sécu. Elle ne te veut pas de mal. Une viande un peu faisandée, c’est bon. Mon grand père qui était chasseur accrochait les petits oiseaux qu’il avait tués par le cou, les laissait dans la cave ainsi pendus, le temps nécessaire pour que le corps se détachât de la tête et chût. Il passait chaque jour y jeter un œil et il ramassait les petits corps sans tête qui traînaient sur le sol. Alors seulement il les confiait à ma grand’ mère qui les vidaient – pas toujours d’ailleurs car mon grand père était friand de ces boyaux odorants – et les lui cuisinaient. Mon grand père est mort à quatre-vingt dix-huit ans, presque centenaire. Tu vois ! Ce n’est pas bien méchant ces viandes un peu pourries. L’industrie alimentaire fait de même, comme mon grand père. Elle le fait en grand, c’est tout.

– Vous n’arriverez pas à me convaincre, Monsieur Servier.

– Et tu ne te rends pas compte de ce qu’elle fait, cette industrie, pour toi. Regarde ces emballages comme ils sont beaux, rutilants, regarde comme c’est bien présenté. Tu sais, l’emballage coûte plus cher que ce qu’il y a à l’intérieur. Sans compter la publicité sur les ondes. Ça coûte cher tout ça, ça coûte cher pour te convaincre d’acheter ces bons produits et cela nous rapporte beaucoup. Certes, on les bourre d’un peu trop de sel, d’un peu trop de gras, d’un peu trop de sucre, d’un peu trop d’agents de sapidité – c’est joli, ce mot, sapidité et puis ça peut cacher n’importe quoi – mais c’est pour protéger ton portefeuille, pour que tu dépenses le moins possible pour acheter ce qui ne vaut rien ou si peu, je te rassure, car tu achètes du vent, de l’illusion, du carton, de l’encre d’imprimerie, des spots télévisés, voilà ce que tu achètes et tu fais du bien à l’industrie télévisuelle, tu fais du bien à l’industrie des papeteries et tu me fais du bien à moi-aussi car tu as consommé mon Médiator pendant plusieurs années pour te dégraisser des bienfaits de l’industrie alimentaire. Être gros et gras, n’est-ce pas un signe de bonne santé ? Avant, les pauvres étaient tout maigres, des fils. Aujourd’hui tu reconnais les pauvres à leur poids. Ils sont devenus comme les riches, sauf que les riches, maintenant, ils sont plutôt maigres. Ils prennent soin d’eux. Ils ont les moyens de manger de bonnes choses. On ne les voit pas traîner dans les supermarchés. Tu vois Bernard Arnaud pousser un caddy ? Non ! Il s’est reconverti dans le mal-Art. Il y a bien la mal-bouffe, pourquoi n’y aurait-il pas le mal-Art ? Tu me fais mal, mon petit André, à déserter ainsi les supermarchés. Tu vas devoir payer cher tout ce que tu achèteras et tu n’as pas les moyens, ta pension de retraite est trop maigre. Tu n’as que les moyens de devenir gros, de demeurer gros, de devenir de plus en plus gros. Et puis, à ton âge, tu ne vas pas te mettre à braquer les banques. Avec tes séquelles de polio et ton petit cœur que j’ai dégradé, tu ne pourrais courir assez vite. Tu serais aussitôt rattrapé. Laisse plutôt les banques te braquer. Chacun son tour. Elles ont tout compris. Combien te prennent-elles chaque mois en intérêts d’emprunt, en assurances, en frais de tenue de compte, en frais de « lettre info », d’injonction, de saisie-arrêt, de frais de dossier et autres joyeusetés ? Tu n’as pas le choix. Tu n’as pas les moyens de bien te nourrir, de bien te soigner. Retourne dans ton supermarché pour te nourrir, dans ton hôpital de proximité pour te faire soigner s’il existe encore. Il n’y a pas plus de germes pathogènes dans les viandes de supermarché qu’il n’y en a dans ces hôpitaux. Et dans ces hôpitaux, on teste nos produits, tu sais, ces produits sur lesquels il n’y a guère qu’une étiquette avec des chiffres. On y vérifie, non pas que nos produits sont bénéfiques mais qu’ils n’ont pas trop d’effets secondaires et quand ils en ont beaucoup, beaucoup trop, eh bien ! cela nous fait des modes d’emploi à rallonge, cela nous coûte un peu plus cher en composition et en papier. C’est le prix à payer. On le répercute bien sûr, on répercute ces coût supplémentaires sur le prix des produits. Plus il y a de contre-indications, plus le produit est cher. Mais ce n’est pas bien grave. Un bon produit doit avoir un long mode d’emploi, cela fait sérieux., bien documenté. On en ajoute même, des effets secondaires, pour le cas où, on ne sait jamais. C’est dangereux, les médicaments et quand ça n’est pas dangereux, c’est que cela ne sert à rien, sauf l’effet placebo… Nos modes d’emploi sont à la mesure de notre démesure. Comme la composition des produits de supermarché. As-tu vu tout ce qu’on y met, tout ce qu’on a pu y mettre ? C’est incroyable d’avoir autant de produits différents pour une simple pâtisserie ou un plat cuisiné de supermarché. Tous ces compléments pour rien, gratuit, compris dans le prix. Sauf que l’industrie alimentaire n’indique pas les effets secondaires. Elle n’y est pas encore obligée. Cela viendra peut-être mais cela m’étonnerait. Tu vois, marqué sur les emballages parmi les effets secondaires, dérangements intestinaux, hallucinations, fièvres, risques de transmission de maladies bénignes ou malines, grippe porcine, grippe aviaire, risques de contamination par des agents pathogènes non identifiés, risque d’empoisonnement par des résidus de pesticides, risques de dégénérescence cérébrale liée à l’aluminium, à la contamination aux métaux lourds, aux PCB/PCT, aux dioxines, rares cas d’embolie pulmonaire, à conserver au froid et à l’abri de la lumière, ne pas recongeler, ne pas laisser à la portée d’enfants de moins de trois ans ou de vieillards de plus de quatre-vingt, ne pas consommer plus d’une fois par an… Ce serait la ruine de la filière alors que ces modes d’emploi font notre fortune et nous permettent d’échapper à la justice. Quel beau monde nous vous fabriquons, non ?
Tiens… Il est parti. Sans même me dire au revoir. Je parlais dans le vide… Ah le goujat ! Moi qui voulais lui donner de bons conseils, l’informer, l’éduquer car à son âge, il ne peut plus fréquenter l’école où de braves maîtres bourrent les jeunes crânes pour en faire de bons consommateurs de produits industriels. Je suis vexé. Je vais voir sa femme. Je marche plus rapidement que lui. Je le précèderai. Et je la convaincrai. Quoique… La télé s’en charge. Allons… Continuons notre petite promenade apéritive. La justice me poursuit ? Je marche plus vite qu’elle. Elle ne me rattrapera jamais. Je peux même m’arrêter pour discuter le bout de gras avec André ou… avec le vide comme sont vides les portefeuilles et les cervelles de nos pauvres contemporains.

Patrice Bérard, ce 15 février 2013

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