Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (28)

Quand la crise de foi engendre la crise deux fois

Monsieur Servier s’est déguisé en médecin et s’en va frapper chez André qui lui ouvre sa porte et le laisse entrer, ne l’ayant pas reconnu.

Servier : On m’a dit votre cas à deux pas de là. C’est la raison de ma visite. La curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

André : Monsieur, je suis votre serviteur.

Servier : Je vois monsieur que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?

André : Je crois que tout au plus vous pouvez avoir quatre-vingt quinze ans.

Servier : Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! J’en ai quatre-vingt onze.

André : Quatre-vingt onze ?

Servier : Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

André : Par ma foi, voici un beau jeune vieillard pour quatre-vingt onze ans.

Servier : Je suis médecin passager qui vais de ville en ville pour trouver des malades dignes de m’occuper. Donnez-moi donc votre pouls… Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent. Je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?

André : Monsieur Taxons.

Servier : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

André : Il dit que c’est du foie et d’autres disent que c’est de la rate.

Servier : Ce sont tous des ignorants ; c’est de la crise que vous êtes malade.

André : De la crise ?

Servier : Oui, que sentez-vous ?

André : J’ai de temps en temps des douleurs de portefeuille.

Servier : Justement, la crise.

André : Il me semble que j’ai un voile devant les yeux.

Servier : La crise. (Tout bas) Nous nous y entendons pour enfumer les patients.

André : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

Servier : La crise. La crise et les antidépresseurs. La crise fait grimper le chômage, le chômage génère la baisse des impôts et des cotisations sociales qu’il faut bien compenser par des hausses d’impôts et de cotisations sociales sur ceux qui travaillent encore. La crise, vous dis-je.

André : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques.

Servier : La crise. A petit portefeuille on achète du n’importe quoi dans les supermarchés et on le paye par d’autres crises, des crises de foie dans son foyer, des crises de foi dans les dirigeants qui répètent pourtant à tout vent la crise, la crise, la crise quand d’autres reprennent ces illustres paroles, l’Europe, l’Europe, l’Europe en faisant des sauts de cabri. La crise engraisse les banques et dégraisse les portefeuilles, la crise préserve les riches en fabriquant des pauvres, et quand on touche aux riches, les riches s’en vont chercher fortune ailleurs. La crise est un bouc émissaire merveilleux, un bouc émissaire qui n’a pas de nom, qui n’a pas de visage, qui ne touche pas à la danseuse entretenue par l’Etat, qui ne touche pas à la mal-gouvernance de l’Etat pendant des décennies, qui ne touche pas à l’enrichissement des hommes politiques pendant des décennies, à la décentralisation de l’Etat qui multiplie les fonctionnaires, les mandats et les présidences, qui multiplie les rémunérations des cumulards et leurs pensions futures. C’est bonheur, ce mot, vous dis-je, la crise…

André : Ne pourrait-on pas baisser les impôts au lieu de les augmenter ? Mes économies ont fondu et ma pension ne me permet pas de vivre décemment.

Servier : Ignorant !

André : J’ai dû fermer ma petite entreprise car je ne pouvais plus payer les charges sociales tant elles étaient lourdes. Ne pourrait-on les baisser au lieu de les augmenter à tout va ?

Servier : Ignorant !

André : Mon loyer augmentant sans cesse, j’ai dû me retirer dans ma résidence secondaire, une cabane. Ne pouvait-on encadrer, voire baisser ces loyers ?

Servier : Ignorant !

André : Et pourquoi la construction immobilière coûte-t-elle deux fois plus cher en France qu’en Allemagne ? Ne pourrait-on aligner ces coûts sur ceux de nos voisins ?

Servier : Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Nos grandes entreprises sont la plupart dirigées par d’anciens haut-fonctionnaires ou des petits copains, un frère par-ci, un cousin par-là. Banques, assurances, caisses de retraite – regarde la caisse Médéric dirigée le frère de Nicolas –, bâtiment et téléphonie – regarde Bouygues, un copain de feu François. Il faut bien qu’ils s’enrichissent et pour s’enrichir qu’ils pressent, qu’ils pillent, quitte à pousser à la rue, à pousser au suicide. Nous fonctionnons à la Soviétique sauf que nous avons deux partis alors que les soviétiques n’en avaient qu’un seul. Une fois l’un, une fois l’autre, l’alternance, c’est cela la démocratie, que chacun puisse se servir à son tour et nos politiciens naviguent aisément de l’un à l’autre en tournant avec le vent comme le clamait en son temps Edgar Faure à qui l’on reprochait d’être une girouette. Et bientôt un troisième parti, tout aussi vénal et encombré de crétins populistes. La soupe est bonne. Elle peut en attirer plus d’un.

André : Mon portefeuille est foutu, alors, il ne retrouvera plus ses formes rebondies.

Servier : Il faudra t’y faire. D’ailleurs, je vois bien là un bras droit qu’il te faudrait faire couper.

André: Me faire couper le bras droit ?

Servier : Si ton portefeuille est vide, à quoi ce bras te servirait-t-il ?

André : Oui, mais j’ai besoin de mon bras.

Servier : Et tu as là un œil droit que je ferais crever si j’étais à ta place.

André : Crever un œil ?

Servier : Avec deux yeux tu ne vois même pas que tu achètes n’importe quoi chez Findus, Leclerc, Ikéa ou Inter. A quoi te servent-ils ? D’autant qu’avec un seul, cela te reviendra beaucoup moins cher car tu pourras te nourrir à l’œil ! Ah ! ah ! ah !

André : Ce tutoiement, ce rire, cette morgue, ce cynisme… Mais c’est monsieur Servier !

Servier : Je t’ai bien eu, André. Je suis fâché de te quitter sitôt ; mais il fait que je me trouve à une grande consultation qui se doit faire pour un homme qui s’est immolé par le feu avant-hier.

André : Pour un homme qui s’est suicidé avant-hier ?

Servier : Oui, pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu faire pour qu’on puisse le pressurer encore pendant de nombreuses années. Si les cotisants et les imposés se barrent ou se tuent les uns après les autres, le gâteau va diminuer. Il nous faut trouver d’autres moyens de les enfariner… Jusqu’au revoir. Inutile de me reconduire, je connais le chemin et la comédie de Molière à qui nous devons ce léger plagiat. Qu’il en soit loué et remercié. Son œuvre n’a rien perdu de son actualité et l’on ne saurait trop recommander ici de le lire, le relire, le voir jouer sans cesse car on ne s’en lasse pas, il ne lasse pas, il fait rire, sourire, penser… car il montre !

RIDEAU
Texte en partie tiré du Malade imaginaire, Acte III, scène XIV

Patrice Bérard, ce 25 février 2013 :

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