Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (3)

Sports d(e l)’hiver (de la pensée)

Passant souvent le long du jardin du Luxembourg, j’y croise parfois quelque coureur en culotte courte se dégraissant les muscles et s’ébranlant les os sur le macadam tout en ventilant ses poumons, le nez au cul des camions.

Si je pense qu’il est nécessaire d’entretenir son corps, sa peau, ses muscles, ses viscères et ses os autant que sa cervelle, je doute que le mot « sport » correspondît jamais à cette recommandation. Au lycée, à la fin des années ’50, le sport était alors appelé « gymnastique », et la sortie sportive, sur terrain, le « plein air ». On nous traînait au stade de Colombes pour nous faire courir après des ballons. Ce stade immense était alors environné d’usines qui, certains jours, lorsque le vent était défavorable, envoyaient tant et tant de fumées que joueurs, professeurs, buts, vestiaires disparaissaient dans ce brouillard noirâtre et nauséabond. On en perdit ! C’était le « plein air » et pour moi le mot « sport » y ressemble étonnamment. Ils sont travestis de semblable manière.

Tout d’abord, je ne suis nullement sensible au spectacle de ces grands garçons en culottes courtes, courant désespérément derrière un ballon, rond ou ovale, sous les huées, les acclamations ou les vociférations d’une foule en délire, avinée le plus souvent ou embièrée comme on voudra, pour le loger entre des montants de bois que, bien souvent, dans leur fougue ou bien est-ce l’effet de la chimie et des substances diverses qu’ils ingurgitent pour se tenir en forme et ne pas souffrir dans l’effort, ils ratent.

Non seulement tous ces spectacles, à vélo, en voiture, sur patins, avec raquette, agrès, tapis, ou en piscine ne me passionnent pas, mais encore ils me navrent, ils me soulèvent le cœur.

On sait que la compétition des nations, au plus fort des guerres froides qui opposaient les blocs, qu’ils fussent ceux constitués par les dictatures d’un côté et les « démocraties » de l’autre, ou ceux autrement appelés de l’Est et de l’Ouest, a généré des pratiques « médicales » monstrueuses sur ces jeunes corps, pratiques qui, avec les années, se sont pérennisées, adaptées, sophistiquées, banalisées. Pour que l’athlète, l’équipe, la nation, le bloc gagnent et l’emportent, tout devient permis.

On martyrise, on torture, on drogue, on mutile ces corps en pleine force de l’âge au nom de la gloire éphémère que leur camp doit en retirer. Puis on professionnalise ces jeux et ces joueurs, et à la gloire s’ajoute la fortune. Il y a de quoi faire tourner bien des têtes creuses qui ne manquent certes pas : on les fabrique à tour de bras et le « sport » est à l’école bien avant la philosophie. Qu’on se n’y trompe pas : à l’école, on froisse aussi des muscles, on distend des ligaments et on brise des os. Il faut bien préparer ces jeunes têtes à devenir, soit des spectateurs, soit des joueurs, quitte à en blesser certains physiquement ou moralement sous les quolibets des autres.

Les mondes intriqués de la finance et des affaires ne s’y sont pas trompés. Le « sport », c’est avant tout du business. Bernard Tapis n’a rien inventé dans ce domaine, il s’y est glissé. Le monde de la politique non plus ; on l’y glissa. Dans ces mondes, tous les coups sont permis, même et surtout les plus bas. Corruption et coups-fourrés y règnent en maître. Tandis que ces athlètes artificiellement fabriqués en bavent – il en meurt sur le stade ou le ring – , les fédérations et leurs dirigeants s’emplissent éhontément les poches, constituent autant de caisses noires que faudra afin de débaucher l’une de ces étoiles filantes, quelque homme politique ou quelque parti afin qu’ils ferment les yeux sur leurs pratiques. Cet ensemble aux relents délétères, dont seule la partie émergée est montrée au public, se retrouve largement relayé par les chaînes de télévision, privées comme publiques, qui se disputent à coups de millions pour récupérer l’exclusivité de la retransmission de ces spectacles barbares, en tout point semblables aux jeux du cirque romains, imposant à leurs annonceurs les tarifs les plus hauts qu’ils acceptent sans broncher : le gain est au bout du spot comme il l’est au bout de l’affiche.

Les hommes politiques, à quelque échelon qu’ils se trouvent, en ajoutent allègrement, faisant financer par leurs électeurs les infrastructures les plus coûteuses, les plus gigantesques, les plus prestigieuses dont certaines, qui n’ont pu être entretenues faute de moyens, sont aujourd’hui ruinées comme les municipalités qui les ont fait installer.

On les voit parfois, ces hommes politiques, hanter les stades lors des finales, cautionnant par leur présence et leur soutien, les pratiques liées au « sport », au « sport spectacle », au « sport business », au « sport mortifère et mortifiant », au « sport bêtifiant et abrutissant ». On les voit même décorant ces « sportifs » pour les services qu’ils ont, paraît-il, rendu à la nation de la même façon qu’ils décoraient autrefois ces soldats survivant des batailles qu’ils n’avaient su empêcher. On les voit aussi, parfois, courir eux-mêmes, environnés de caméras comme on peut voir encore, dans les archives cinématographiques, un Mussolini traverser le Tibre à la nage, laissant, loin derrière lui, des nageurs chevronnés se laissant complaisamment distancer.

À corps sain, esprit sain, disait-on. Las, les corps sont sous contrôle, délabrés, comme le sont les esprits.

Patrice Bérard, 25 mai 2009

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