Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (31)

Sous la chape, le plomb

– Alors, André, tu m’as l’air songeur.

– Préoccupé, plutôt, Monsieur Servier, préoccupé…

– Et qu’est-ce qui te préoccupe, mon cher André ?

– Une note recommandée que j’ai reçue des Impôts me chargeant de 60 € pour ne pas avoir réglé un impôt par voie dématérialisée…

– Je t’arrête, André, dis-moi donc ce qu’est cette voie.

– C’est, Monsieur Servier, une nouvelle manière de déclarer et de payer par Internet, une autorisation de prélèvement qui s’effectue sur écran et non sur papier.

– On n’arrête pas le progrès. Moi, j’ai toujours dans ma poche des billets de banque, pas de pièces, ça pèse trop lourd et ça déforme les poches. Donc, tu dois payer tes impôts en te servant de ton ordinateur… C’est pratique  ! – Si l’on veut ! Car je ne trouve pas comment payer ces 60  € et je suis bien embêté. J’ai beau chercher sur mon dossier ouvert sur le site des impôts, parmi les quelques rubriques qui m’ont été chichement octroyées, je ne trouve pas celle-ci. Elle n’existe pas !

– Tu as mal regardé, André. Si l’on t’oblige à régler tes impôts par voie… comment dis-tu ?

– Dématérialisée…

– Dématérialisée, donc, tu dois pouvoir la trouver. Elle doit bien se trouver quelque part. Tu as mal regardé. Tous tes impôts y figurent bien ?

– Non, Monsieur Servier, seulement quelques uns. Pour les autres, cela dépend de leur montant, de leur fréquence…

– Et de l’âge du capitaine ?

– Oui, sans aucun doute. Je dois payer les uns par chèque ou en espèces, d’autres par virement Banque de France, d’autres encore par télé-règlement – c’est ainsi que l’on appelle le règlement par Internet – et d’autres enfin par timbres, pour les passeports par exemple.

– Et tu t’y retrouves ?

– Eh bien, non !

– Je le comprends mon cher André. Mais tu dois te rendre compte qu’il s’agit d’un système et que tu as en face de toi un système, un système qui pourrait rendre fous les plus sains d’esprit et qui a été effectivement conçu pour les faire tourner en bourrique. Quand tu veux détourner l’attention de ton interlocuteur, lui faire perdre le fil de sa pensée, tu dois lui couper soudain la parole en lui montrant un oiseau dans le ciel, une personne dans la rue dont tu as cru reconnaître le visage, tout ce que tu voudras pourvu qu’il pense à autre chose pendant un court instant et qu’il ne sache plus où il en était dans la conversation. Rappelle-toi Ouah-ouah et Chirac quand ce dernier le traita de roquet pour lui couper sans arrêt la parole. Tous les gouvernements de type totalitaire ont toujours procédé par ces formes de détournement de la pensée, l’insignifiant au détriment du principal. Car le principal, pour toi, c’était de payer tes impôts à bonne date et pour le bon montant. Le chèque, les espèces sont des moyens légaux de payer, non ? Eh bien c’est une erreur ! Pour fabriquer du coupable, il faut multiplier les contraintes, les chausse-trappes, les tracasseries. Au fond, tu pourrais avoir cent fois raison, mais en la forme, à un moment ou à un autre, tu auras un moment d’inattention et tu te laisseras piéger. Tu dois connaître par cœur toutes les formes à respecter, même celles qui n’ont aucune conséquence dommageable pour personne, toutes les dates à respecter, tous les impôts et charges à verser, les plafonds qui autorisent à payer d’une façon ou obligent à payer d’une autre, tu dois t’encombrer la tête et l’esprit de tous ces petits détails sans importance mais qui, par là même, en prennent tant et tant qu’ils t’empêchent de penser le principal ou de penser tout court. Cela fait partie des stratégies de pouvoir que décrit le linguiste américain Noam Chomsky dans son ouvrage « Armes silencieuses pour guerres tranquilles ». Mais il en est bien d’autres. Relis Sofsky et son « Traité de la violence », Foucault et son « Surveiller et punir ». Tu as l’embarras du choix. Nos démocraties « douces » sont beaucoup plus violentes que nous le montrent les media. Elles tuent, elles mortifient, elles torturent, elles broient. Voilà des ouvriers d’une usine qui se battent pour conserver leur emploi. Ils sont deux cents, trois cents à se battre. On te les montre et on ne te montre que ceux-là car pendant ce temps, mille autres, chaque jour, sont mis sur la touche. Mille par jour, mais disséminés, invisibles, contre quelques centaines qui feront la Une pendant quelques semaines ou quelques mois. Le temps qu’on ferme vraiment leur usine et qu’on n’en parle plus. Ils seront entrés dans le lot des mille journaliers et qu’est-ce que quelques centaines de plus ou de moins ? N’en montrer qu’une poignée est un moyen de te faire croire qu’ils ne sont qu’une poignée. On met en avant ceux-ci pour que tu oublies tous ceux-là. Toi qui as fait ton droit dans les années soixante, tu sais que dans ces années il était assez pérenne, il bougeait, certes, s’adaptait, fabriquait le monde moderne et tu n’avais que peu d’efforts à déployer pour t’y adapter. Aujourd’hui, le droit tout entier est planté sur un sol mouvant. Ce qui avait été décrété hier n’est plus valable le lendemain, on légifère à tour de bras, on se démène, on gesticule au point où tu ne sais plus où poser les pieds à peine de disparaître, englouti sous les textes et leurs avatars incessants. Ce qui devait perdurer ne dure pas plus que la rose de Ronsard, l’espace d’un matin, et de la rose il ne reste plus que les épines, grinçantes et blessantes, hérissées sur une tige desséchée.
La confusion, comme moyen de régner, comme moyen de diviser, la confusion, moyen policier pour te faire avouer car tu ne sais plus ce que tu as réellement vécu sous les coups de boutoirs des questions qui te sont inlassablement posées et pour lesquelles on t’a préparé des réponses toutes faites, la confusion qui te fait prendre l’insignifiant pour le principal, la viande de cheval pour du bœuf sur lequel on pointe en omettant bien sûr de te parler de l’excipient gras et moelleux qu’on appelle le « minerai » tant il rapporte gros et coûte peu cher, la confusion lorsque l’on te parle d’interdire le cumul des mandats des élus – je te rassure, ce n’est pas pour sitôt – car il cache tout simplement le cumul des rémunérations et des retraites qui y sont associées, et ils y sont attachés, nos élus, à ces rémunérations multiples ! La confusion, la confusion te dis-je… c’est bonheur. C’est ainsi que j’échapperai aux tribunaux avec mon petit Médiator car je l’ai seulement conçu et fabriqué mais ce n’est pas moi qui le prescris !

– Alors, que dois-je faire Monsieur Servier ?

– Eh bien ! Paye. On ne dresse les échafauds que pour ceux qui s’obstinent à résister. Paye, la somme n’est pas démesurée. C’est le prix d’un bon petit repas pour deux dans un restaurant de quartier, deux ou trois livres que tu n’achèteras pas et que d’ailleurs tu n’aurais pas le loisir de lire ou que tu aurais lu de façon distraite puisqu’on t’a déjà encombré la tête. Cela ne paiera pas l’essence des motos accompagnant les cortèges officiels, une goutte d’eau dans l’océan des dépenses de ceux qui nous gouvernent. C’est seulement fait pour t’embarrasser, te transformer en coupable et te contraindre à marcher dans les clous.

P.B. ce 18 mars 2013

Retour au menu des chroniques
Chronique suivante
Chronique précédente
Retour au menu principal