Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (9)

Ne faites-vous pas confusion ?

J’écoutais tôt ce matin, sur France Culture, Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, parler des Humanités, cette période particulière de l’éducation aux lettres et aux arts ré-instaurée à la Renaissance et qui fut perpétrée jusque dans les années 1960, chaude à vous enflammer, que les grecs désignaient sous le mot de « paideia », issu de « pais », le jeune homme ou la jeune femme, et auquel est relié le mot « paidia »», le jeu, l’amusement dans les occupations sérieuses ou non, et je songeais, tout en l’écoutant, aux multiples dévoiements des mots en français qui accompagnent les dérives assassines des lettres, de la culture, de l’éducation, dérives destinées à former non des têtes propres à jouir correctement de la vie mais des bras pour servir l’industrie et le commerce, non des hommes et des femmes libres, mais des serfs, des valets obéissants – bien qu’ils se rebellent parfois mais il est des Représentants de l’Ordre, tout aussi abrutis, pour les remettre au travail comme sur la grève –, aux idées préconçues, pré-formatées, simplifiées à l’extrême pour être autant troubles que confuses.

Au cours de la semaine, je discutais à bâtons rompus avec un algérien, lettré, et nous vantions la richesse du fonds arabe d’une librairie proche de l’endroit où nous nous trouvions, la librairie Avicenne à Paris. Nous écoutait un français entre deux âges qui fronça des sourcils lorsque j’évoquais le fait que le Grand Rabbin de Rome ainsi que celui de New York fréquentaient assidûment cette librairie. Je compris soudain son embarras et entrepris de le lever. Arabe, lui dis-je, ne signifie pas musulman. Il y a des arabes chrétiens, il y a des arabes juifs, des arabes musulmans et des arabes libres penseurs. Arabe n’est pas une religion. C’est un peuple que l’on désigne sous ce nom, un peuple hétérogène, constitué d’une myriade de sociétés, d’hommes et de femmes provenant historiquement du Moyen-Orient et parlant la même langue de fond sémitique. Ainsi les perses ne sont pas des arabes, ainsi les malais qui sont toutefois, et ceci de façon totalement indépendante, majoritairement de confession musulmane.

Cette réduction des mots à des sens particuliers qu’ils n’ont pas, me fait penser tant aux périphrases créées au cours de ces trente dernières années pour éviter de prononcer un mot qui se charge alors d’une valeur péjorative – technicien de surface pour balayeur, personne à mobilité réduite pour handicapé physique, handicapé physique pour infirme, senior pour vieux –, qu’aux acronymes (SDF, DST, RDS, PC, CRP, PEL, VASF, etc..), toujours plus nombreux, qui émaillent nos lois, nos journaux, nos phrases au point qu’à leur nombre et leur collusion possible il devient difficile, voire impossible, de comprendre ce dont il est question. Avez-vous d’ailleurs déchiffré tous ceux-là et prenez-vous DST pour « Direction de la Sûreté du Territoire » ou « Devoir Sur Table » ?

Nos maîtres et professeurs, qui ont été formés à ces réductions comme à ces périphrases, usent volontiers de ces acronymes et j’entendis un jour l’un d’eux demander à son voisin, professeur lui-aussi, le sens de l’un de ces nouveaux « mots », indéchiffrable sans la clef. Cet acronyme désignait cependant l’une des filières du baccalauréat qu’il aurait dû connaître, l’une de celles qui conduit aux métiers de force, nombreuses aujourd’hui et qui cachent, sous le nom galvaudé de baccalauréat, l’indigence des programmes et la pauvreté des contenus. Eh bien ! croyez-le ou non, son voisin ne savait pas plus que lui ce qu’il signifiait !

L’amalgame, la confusion nourrissent nos sociétés consuméristes. Elles laissent large ouverte la voie qui mène aux dictatures en tout genre, des douces, comme la nôtre, ensemencées de paillettes – une tour Eiffel qui clignote dans la nuit comme un sapin de Noël au milieu de l’été – où le rêve se borne aux résultats du loto, du tirage ou du grattage de ces cartons clinquants aux couleurs criardes qui font rêver un instant, le temps de perdre, mais en réalité dures, liberticides, assassines, propres à laisser la place aux intégrismes et aux bonimenteurs de tous poils, des raides aux soyeux.

Qu’on se plonge, ou que l’on se replonge donc dans la lecture de l’ouvrage de Victor Klemperer, « LTI », qu’on se replonge dans cette lecture en tout point édifiante autant que terrifiante. L’aventure nazie, avec son réductionnisme propre à attiser la haine sur un fond de confusion mentale soigneusement entretenue par des dérives langagières, s’acheva sous un monceau de ruines et des millions de cadavres. Victor Klemperer, le frère du chef d’orchestre, les consigna, ces dérives langagières, dans son journal, jour après jour, se cachant, se terrant pour survivre dans un monde et à une époque où il n’était pas bon d’être juif.

La confusion, voilà la bête, voilà la bête immonde qu’il faut montrer du doigt, repousser, combattre, lui faire regagner sa tanière et qu’elle ne la quitte plus.

Elle est partout cependant, dans les moindres recoins, elle règne en maîtresse : confusion des mots, confusion des idées, confusion des esprits, nourrie allègrement par la publicité, alimentée par les médias qui s’en font les passeurs volontaires, passeurs de préjugés, de préconçus, de vrais nouvelles sans intérêt et de fausses montées en épingles - pourvu qu’il y ait du sang et de la boue –, amalgamées, ponctuées d’images sordides que les bœufs, bien arrimés dans leur fauteuil, soda ou bière en main, paquet de biscuits à peine parfumés au chocolat sur les genoux, absorbent comme des éponges au point qu’ils meuglent parfois dans la nuit comme le troupeau apeuré lorsque point l’orage, un orage fantasmatique, une illusion, un tour de passe-passe, destiné seulement à les endormir, à leur faire croire qu’ils sont beaux alors qu’ils sont gras et laids, qu’ils sont libres alors qu’ils sont enchaînés, qu’ils sont riches alors qu’ils sont pauvres, qu’ils sont savants alors qu’ils sont ignorants.

Le Dieu, courroucé de voir les humains construire une tour propre à le déloger du ciel où il trônait, entreprit de les faire se mésentendre afin qu’ils ne comprissent plus les ordres qui leur étaient donnés et que la construction de la tour s’arrêtât avant d’atteindre son royaume. La confusion de Babel est toujours dans les esprits. L’école y a sa part, la plus monstrueuse qu’on pût jamais imaginer.

Patrice Bérard, 12 juin 2009

À lire pour se décrasser le cerveau :
L’Islam dans la pensée européenne, d’Albert Hourani aux éditions Naufa, 1995
L.T.I. ou Lingua Terii Imperii, la Langue du Troisième Reich, de Victor Klemperer aux éditions Albin Michel, 1996

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