Exemple 9 - La visite d'une maison
Café Littéraire de la Terrasse - L'atelier d'écriture

Fil principal et fils secondaires

Résumé : Le fil principal est constitué de l’histoire que l’on raconte ou que l’on rapporte. Les fils secondaires résident dans les personnages, animaux, objets, éléments qui vont s’y raccrocher, s’y accorder, en plusieurs endroits du récit. Ils vont agir comme autant de rappels que comme des moyens de faire évoluer le récit, d’en infléchir ou d’en compliquer le cours, de l’expliquer ou de l’interrompre. Préparer les fils secondaires est au moins aussi important que de dérouler le fil principal.

Les contraintes proposées : pas de contraintes particulières.

Le sujet proposé était :
Fil principal :
- un couple recherche une maison. Après plusieurs visites infructueuses, il en visite une nouvelle accompagné de l’agent immobilier.
Fils secondaires :
- l’agent immobilier est une femme mariée au dirigeant d’une petite entreprise du bâtiment
- la maison est meublée
- un vase attire l’attention de l’un des membres du couple
(on peut ajouter d’autres fils)

Texte proposé par l'animateur.

Marie-Claude débarrassa la table des tasses du petit déjeuner, les déposa dans l’évier et, jetant au passage un coup d’œil à l’horloge, dit à François : « François, il faut que je file. J’ai rendez-vous avec mes gugusses pour leur présenter une nouvelle maison.. Des compliqués, ceux-là, il leur faudrait un château pour le prix d’une masure. Tu pourras t’occuper de la vaisselle ? »
- Pas trop.. répondit-il, Bernard est encore malade et il faut que je conduise le camion au chantier.. Je vais voir ce que je peux faire.
- Laisse la vaisselle, je verrai ça en rentrant. Sur quel chantier tu vas ?
- Les Longeons, près d’Ameriens..
- Je connais, ce n’est pas loin de l’endroit où je les emmène. Je te croiserais peut-être sur la route. Allez, je file…
- Vas-y !
Un baiser à la volée suivi d’un petit salut de la main, elle pénétra dans sa voiture, claqua la portière, fit vrombir le moteur, et démarra d’un trait.

Chantal et Jean-Pierre attendaient debout au pied de leur vieille Golf, au Carrefour des Quatre-routes, bien mal nommé d’ailleurs car cinq routes s’y rejoignaient.
- Mais qu’est-ce qu’elle fait ? grogna Jean-Pierre.
- Ah ! dit Chantal, tu as ton petit tic à la lèvre. Tu t’énerves. Détends-toi, elle va venir.. Il est à peine la demie passé..
À la moindre contrariété, au moindre petit incident, dès que son cœur battait un peu fort, ce tic revenait. Le coin droit de ses lèvres se crispait de manière convulsive, lui faisant un demi-sourire, un peu bizarre, un peu bancal. Il ne savait pas cacher ses sentiments, ses angoisses. Tout se voyait chez lui. Il n’avait jamais pu jouer aux cartes. Un trop bon jeu dans sa main, un jeu trop pitoyable, cela se voyait comme s’il étalait son jeu sur la table : son tic revenait avec une variante pis encore, ses sourcils ! mauvais jeu, sourcils plutôt froncés, bon jeu, sourcils plutôt détendus. Allez jouer avec ça !
Une Mercedes apparut à l’horizon, s’approcha rapidement puis stationna à côté d’eux. C’était elle, la directrice de l’agence… Elle descendit sa vitre.
- Bonjour. Vous me suivez ?
- On vous suit, dit Jean-Pierre.
Grande route, petites routes, à droite, à gauche. « Je ne retrouverai jamais » marmonna Jean-Pierre, chemin de terre, barrière vermoulue, garage en épis dans la cour, arrêt, ouverture un peu compliquée des portes à cause de la végétation, - Nous y sommes ! annonça Marie-Claude. Une longère, à flanc de coteau, la cinquième ou la sixième depuis le début de leurs pérégrinations. Marie-Claude sortit les clefs de son sac et ouvrit la porte à deux battants.
- Elle est dans son jus cette maison, annonça-t-elle, vous allez voir. Elle n’a pas l’air bien grande, mais on y tient facilement à dix. Elle est en bon état, elle a été entretenue jusqu’à l’année dernière. Et il y a tous les meubles. Les propriétaires les laissent. Vous en ferez ce que vous voudrez. Entrez pendant que j’ouvre les volets.
Elle n’était pas effectivement bien grande. La pièce principale, celle par laquelle ils étaient entrés, faisait office de salle à manger et de cuisine. Une vieille odeur y flottait, indéfinissable, mélange de cire, de vernis, de choux et de poêle à charbon. Des meubles piteux et disparates l’encombraient, la plupart promis à la décharge.
- Comment tu trouves ? lâcha Chantal à l’adresse de Jean-Pierre.
- Il doit y avoir pire, mais pour l’instant j’en doute !
Marie-Claude revînt le sourire aux lèvres après avoir ouvert tous les volets. C’est important un sourire. C’est la moitié du travail, un sourire. Une maison, c’est le sourire de celle qui vous la fait visiter qui doit vous pousser à l’acquérir, la maison et le sourire qui l’accompagne.
- Alors, c’est bien, non ? Vous allez voir les autres pièces. Une fois débarrassées, époussetées, ré-agencées, un vrai petit nid d’amour. Pour tout vous dire, je voulais l’acheter pour moi, pour pouvoir peindre dans ce cadre, au calme. Mais je n’ai pas le temps de peindre et je n’ai jamais appris non plus… Bref ! La maison est saine et son prix est attractif, non ? Des affaires comme celles-là, on n’en trouve pas tout les jours. Elle est parfaite, non ?
Parfaite, c’était un peu vite dit. En dehors de tout, plutôt, une résidence pour anachorète. Vos amis ne vous y trouveront jamais. Ils se perdront en route. Et pas un bistrot, pas un magasin à des lieux. Une retraite, oui, une maison, non !
Jean-Pierre n’avait pas envie de poursuivre la visite.
- Ça ne va pas, dit-il, c’est trop éloigné de tout. Ça n’est pas mal mais ça ne me va pas. Je vais devenir neurasthénique si nous nous installons ici.. Non, ça ne me va pas..
- Mais vous n’avez visité que cette pièce. Suivez-moi, vous changerez d’avis, dit Marie-Claude.
- Il y a peu de chances, conclua Jean-Pierre.
Chantal cependant n’avait pas l’air si désappointée que son compagnon. Elle inspectait, virevoltait, saisissait un objet, retournait une chaise, regardait le plafond, touchait les murs, ouvrait un placard, comme si elle était chez elle.
La deuxième pièce était aussi laide que la première, et plus petite encore. Un lit immense, mais un lit pour une paire de nains, en occupait la moitié. L’autre moitié était occupée par un buffet sur lequel trônait un vase, un gros vase en céramique, jaune et fortement décoré.
Jean-Pierre esquissa son tic. Chantal s’en aperçut.
- Tu veux qu’on rentre ? dit-elle.
- Non ! On continue.
- Tu as vu ce vase ? reprit-elle. Dieu qu’il est laid !
- Laisse tomber.
- Non mais regarde.
Marie-Claude s’impatientait. Elle conservait son sourire mais il devenait plus forcé, moins naturel. Elle l’avait pourtant travaillé, ce sourire. Il marchait, son sourire, dans la majorité des cas. Elle en avait vendu des baraques pourries avec ce sourire, un beau soleil, des petits oiseaux. Mais là, elle sentait qu’elle le forçait. Elle était fatiguée de jouer la comédie jusqu’à ce que le gugusse laisse tomber tout d’un coup, « On l’achète ! »
Du coup, son sourire s’illumina, il devint réel.
Chantal le regarda avec surprise : « Tu n’y penses pas ! »
- Si, c’est pour nous ! C’est ce qu’il nous faut..
- Mais tu disais… Tu es gonflé !
Marie-Claude ne savait plus comment leur faire continuer la visite. « Il y a encore d’autres pièces… Venez, suivez-moi.. »
- On l’achète. On visite le reste et on l’achète. Cette maison nous convient. C’est ce que nous cherchions.. Les propriétaires laissent les meubles ?
- Oui, je vous l’ai dit, acquiesça Marie-Claude, ils laissent tout Ils la vendent en l'état.
- C’est bon. Au trot. Quand peut-on signer ?
- Dans quelques jours, le temps que vous prenions rendez-vous avec le notaire. J’ai une procuration des héritiers. Ça sera rapide.
La visite se termina au pas de course. Chantal était intriguée et indignée par l’attitude de Jean-Pierre. Il l’ignorait. Elle le pressait de questions. « On ne va pas vivre ici ? Tu disais toi-même que c’était loin de tout, que tu allais tomber malade.. C’est pas vrai, tu ne vas pas me dire que tu as eu brusquement le coup de foudre pour cette baraque ? » « Si ! » répondait-il sans se départir du tic qui lui déformait la face.
Marie-Claude était aux anges. Une maison qu’elle avait proposée plus de vingt fois sans succès. C’était sans doute le fruit de son sourire.. Eh oui, incroyable.. Ils se retrouvèrent bientôt sur le seuil de la porte d’entrée.
- Je vous téléphone dès que j’ai un rendez-vous avec le notaire, dit Marie-Claude en leur serrant la main.
Jean-Pierre lui répondit de la main et du tic. Chantal vociférait encore à ses côtés lorsqu’ils pénétrèrent dans leur vieille Golf. « Ça n’est pas encore gagné » murmura Marie-Claude.
Jean-Pierre écrasa son siège et souffla un grand coup pour se détendre. Chantal était outrée.
- Tu peux me dire ce qui t’a pris ?
- Attends, attends. Je démarre, on prend le large, et je t’explique, loin d’oreilles indiscrètes.
- Mais il n’y a rien à expliquer ! Il est hors de question que nous vivions ici.
- Il n’en est pas question non plus !
Il conduisit rapidement la voiture hors des lieux, laissant la directrice de l’agence se débrouiller pour fermer la maison et la barrière.
- Alors ? Tu causes ? demanda Chantal après quelques lacets.
- Bien ! tu as vu ce vase que tu disais des plus laids ?
- Oui, je l’ai vu. Et alors, c’est ce vase qui t’a fait changer d’avis ?
- Un peu, oui ! Il n’y en a qu’un exemplaire connu au monde, dans les collections de la Reine d’Angleterre. Il vaut une fortune, dix fois, cent fois le prix de cette baraque. Je le mettrai chez Christie’s ou je le proposerai à la Couronne. Avec son prix, nous pourrons nous acheter un château !
- Ça n’est pas vrai ! Tu es sûr ?
- Sûr, certain, je la connais par cœur cette céramique. De loin je la reconnaîtrais entre mille. C’est Alain, l’antiquaire, un grand, un très grand bonhomme, expert et tout, à côté duquel je me trouvais, vraiment par hasard, à Londres, qui me l’a fait découvrir. Il voulait parler à quelqu’un. Il était en extase devant cette céramique. Il en parlait, il en parlait, il décrivait chaque scène, chaque personnage, chaque animal. J’étais là et c’est à moi qu’il a parlé. Je l’ai écouté, et j’ai tout retenu. Il a dit que c’était la moitié d’une paire et qu’on n’avait jamais retrouvé l’autre moitié. Il est mort je crois il y a un ou deux ans. Je ne l’ai jamais revu. L’autre moitié, elle est là, dans nos mains. Nous sommes riches !
Chantal lui sauta au cou. Surpris, Jean-Pierre serra un peu trop son virage sur la gauche de la route. Quand il aperçut le gros camion, le gros camion de François qui roulait en sens inverse, il était un peu trop tard, il allait un peu trop vite, sa voiture était un peu trop petite, et le camion un peu trop gros, beaucoup trop gros.

Épilogue
- Alors, tu veux vraiment tout arrêter et te mettre à peindre ?
- Oui, depuis cet accident, je me dis que la vie est courte et qu’il faut faire ce qu’on a envie de faire. Avec l’agence, j’ai amassé pas mal d’argent. Je peux la vendre bon prix, acheter cette petite baraque, celle que mes deux gugusses voulaient acheter avant se s’écraser sur ton camion, et il en restera encore un bon paquet, non ?. C’est l’endroit idéal pour peindre. D’autant qu’il y a du matériel, il y a tout ce qu’il faut, des vieux bois, des vieux châssis, des pigments, des pinceaux, tout, un vrai magasin. Il y a même un four à céramique..
- C’était un artiste qui vivait là ?
- Je ne crois pas, non. D’après ce que m’a dit le notaire, c’était plutôt un antiquaire, un grand antiquaire parisien. Il la louait à l’année. On n’a jamais su ce qu’il y faisait.

Le prochain atelier se tiendra le 28 juin sur le rythme et la versification.

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