Sans titre... ni gloire !
L'atelier d'écriture : figures de rhétorique
Le style doit être adapté au genre, à l'argument que l'on veut développer, et les figures limitées à celles qui sont nécessaires à la vivacité et à la sincérité du discours. Dans le cas présent, inversions, insertions, décrochages, répétitions, hyperbate doivent être privilégiés dans le même temps que l'on doit, indirectement par la description, faire ressortir l'éthos et le pathos du personnage central : outrance verbale, injures, arrogance, démesure, incohérence, etc.. Il y a le discours en tant que tel et le sentiment qui doit naître à la lecture du texte, avant tout la réprobation.
Quelques définitions :
La syllepse consiste à utiliser un mot dans un premier sens, celui qui s'impose, puis dans un second que le contexte de la phrase suivante aura pour tâche de fixer. Le titre de ce texte (sans titre) en est un exemple. Le "sans titre" s'applique d'abord au texte. C'est un texte qui n'a pas de titre ! Le "sans gloire" s'applique à la situation et au personnage principal. Ainsi, le premier "sans titre", après lecture du "sans gloire", doit passer du texte au personnage principal. Il n'est ni prince, ni duc, ni comte, ni pair ; rien de tout cela. La syllepse finale est d'un autre genre puisqu'elle tient dans la description de la posture adoptée par le personnage principal. C'est une posture de honte, les yeux baissés, mais il ne s'agit pas de ce sentiment.
L'épanaphore consiste à répéter un mot au début de plusieurs côla, ou séquences, consécutifs.
Un côlon (ou des côla) s'entend d'une portion de phrase portant pleinement sens.
l'antistrophe consiste, à l'inverse, à le répéter à la fin de plusieurs côla consécutifs.
L'épanastrophe consiste à reprendre, au côlon suivant, le mot figurant en fin du côlon précédent.
La parisose consiste en la répétition de la finale des mots ou verbes employés.
L'asyndète consiste en la juxtaposition de mots ou de segments de phrases sans particules pour les relier.

Sans titre... ni gloire !

Une mousse blanche était apparue aux commissures de ses lèvres au moment où il avait commencé de crier. La rage… une rage folle lui était montée à la bouche, au nez, aux oreilles, au ventre, partout... Jean-Paul martelait ses mots qui résonnaient dans sa tête comme s’il ne les avait pas prononcés lui-même. Un autre, c’était un autre qui hurlait, qui bredouillait, qui implorait, qui passait de la colère aux larmes, des larmes au défi, c’était un autre qui vomissait le torrent de ses mots sans prendre le temps de respirer, de souffler, assommer l’adversaire sous l’injure et la sanie et s’assommer soi-même, la bave aux lèvres, collante et blanche. Il la sentait monter comme on salive à la morsure d’un citron, il la sentait monter, envahir sa langue, sa bouche, sa gorge. Il avait beau la chasser d’un revers de la main, elle revenait, toujours aussi collante et grasse tandis que tout son corps éructait, tremblait, vacillait sous les coups de boutoir de ses propres hurlements. Ses joues grasses et flasques suivaient les mouvements de sa tête, ses mains étaient crispées, ses bras prêts à fondre sur celui qui se tenait en face de lui et qui l’avait mis si mal à l’aise en lui demandant des comptes… quels comptes ?

Jean-Paul s’était servi. Il en avait le droit puisque c’était lui qui avait conclu cette vente de tableaux, une belle vente qui tombait à pic, finances en dessous de zéro, huissiers au cul, Banque de France, interdiction pendante, carte bleue bloquée, dans la merde jusqu’au cou, jusqu’aux oreilles, jusqu’à la bouche, cette merde blanche et collante qui sortait par sa gorge, sa langue et qui tapissait maintenant ses lèvres, une merde sans odeur autre que celle de la peur qui lui nouait le ventre.

Frapper. Il était prêt à frapper cet associé qui lui demandait des comptes et qui ne semblait pas vouloir se départir de son calme. Mais qu’il me frappe ! qu’il crie lui-aussi… Ne pas être seul, reprendre mon calme et mes esprits… Non ! surtout pas ! Crier ! Crier ! Crier ! Crier plus fort pour ne plus entendre que mes cris… Perdre la tête, lui faire perdre la tête, l’agonir d’injures, le mortifier, le blesser… Tout ça, c’était de sa faute, de sa faute à lui , pas de la mienne. Moi, je n’ai rien à voir la-dedans, je suis blanc, blanc comme neige, blanc comme cette bave crasse qui me tapisse… merde… les lèvres ! Pourquoi faut-il qu’elle me trahisse, cette bave… ? Si c’était du sang encore, du sang épais et noir, du sang coulant rouge s’épandant sur le carrelage en flaques brunes, bleues, beiges, vertes… mais pas blanches, pas ce blanc de clown au sourcil dessiné noir barrant comme un accent circonflexe la moitié droite de mon front.

Jean-Paul se calme. Le débit de sa voix se fait sourd, un murmure… Comment parle-t-il ? Fort ? doucement ? Je n’entends pas ! Qui parle ? Moi ? l’autre ? Tout se brouille… je n’ai rien fait, c’était à moi, à personne d’autre. C’était mon argent, je l’ai gagné, avec ma sueur, avec mes muscles, avec mon talent… Non, je ne suis pas un camelot ! Je suis le meilleur vendeur du monde. Des toiles invendables, personne n’en aurait voulu… Il fallait que je sauve la mise de l’artiste. Il croit en moi, lui, l’artiste, et moi je crois en lui. Toi tu ne crois en rien, tu es un incapable, tu es incapable de vendre… Trop dur pour toi ! Tu penses avec ta tête, moi je pense avec mon ventre, avec mes tripes, c’est pour ça que je suis le meilleur, personne ne m’arrive à la cheville… J’ai soif… du vin, du vin pour étancher ma soif, pour colorer cette bave blanche qui me colle aux lèvres… qu’elle rougisse, qu’elle devienne sang… J’ai mal, j’ai soif, m’enivrer… Encore un verre, un autre, encore, un autre… L’un derrière l’autre… garder mon calme, le perdre, hurler, fort, crier !

Je suis le meilleur. Je n’ai pas un rond, huissiers au cul, Banque de France, merde ! Je suis le meilleur et personne ne le sait. Moi, je le sais ! Tous des cons ! Je suis entouré de cons ! Personne ne m’invite ! Je suis seul, je n’ai pas baisé depuis des mois, des mois, des ans ! Merde ! Je suis le meilleur et personne ne m’invite. Non ! je n’ai pas une gueule de con ! Je suis le meilleur ! C’est pour ça que personne ne m’invite. Ils sont trop cons ! Qu’est ce que je pourrais dire à des cons ? Et puis je ne veux pas voir leurs faces de cons, je ne veux pas entendre leurs rires de cons, leurs plaisanteries de cons, leurs discours de cons ! Qu’est ce que j’ai fait au ciel pour qu’il me laisse tomber comme une vieille chaussette. Moi ! je ne suis pas un con ! Non, pas moi, les autres, oui, tous les autres, sans exception.

Le peintre… le peintre, c’est mon ami. Un vrai. Je lui ai donné de l’argent, pour la vente de ses tableaux… Si, si ! Combien ? ça me regarde, ça me regarde seul… C’est mon affaire, à moi, c’est moi qui ai vendu, merde ! Le peintre, il est gentil. Je suis allé le voir pour lui remettre de l’argent, il m’a laissé libre de lui donner ce que je voulais, ce que je pouvais. Lui, il sait que je suis le meilleur… et on s’est bourré la gueule, oui, on s’est bourré la gueule, tous les deux, toute la nuit… On est passé de bistrot en bistrot… Bière, vin, alcool… tout y est passé, m’endormir, me bercer d’effluves, ne plus penser, ne plus savoir, ne plus craindre les banquiers, les huissiers, la tête des hôteliers ou celle des pompistes quand ma carte bancaire est refusée … Tous des cons !

C’est à moi, cet argent, et à personne d’autre. C’est mon travail, c’est mon argent. Le peintre me fait confiance, lui. C’est mon ami. Je ne ferais pas ça à un ami. Je n’ai pas d’amis ! Si, lui ! On ne m’aura pas. Je ne ferais pas le tapin pour un maquereau. Mon associé est un maquereau qui veut s’enrichir sur mon travail. C’est mon travail, c’est mon argent. Mon associé a une cervelle de papier mâché. L’air d’ici lui fait perdre la raison. Il ne veut pas entendre que je suis le meilleur. Que ferait-il sans moi ? Rien ! Il ne sait pas vendre. Moi je sais vendre n’importe quoi à n’importe qui. Et ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas devenu riche. Je ne suis tombé que sur des cons, toute ma vie. C’est à pleurer ! Je pleure…

Les larmes lui sont montées aux yeux, une buée translucide qui tranche sur la bave blanche qui lui colle aux lèvres. Il se ravise, il rentre ses larmes. Il ne veut pas qu’elles coulent ; il les rengorge ces larmes translucides comme il aimerait rengorger cette maudite bave blanche… merde !

Il est mal. Il est blanc de colère, il sue, il a la nausée, l’envie de vomir ; s’il pouvait vomir, là, sur le carrelage rouge et gris, vomir toute cette ordure qui le ronge, vomir tous ces cons dont il a avalé les conneries depuis des années et qui lui font le ventre comme une outre. Il va à la fontaine, à la fontaine à vin derrière le bar et se ressert un verre. Le vin qui coule dans sa gorge le détend. Enfin un ami qui vous veut du bien, le nectar des dieux, celui qui vous fait tout oublier, l’ami de tous les coups durs, l’ami qui ne vous dit rien, qui ne vous fait pas de reproches, l’ami qu’on tient dans sa main, qu’on peut embrasser, qu’on peut déguster… Vomir ! Non. Il ne vomit pas. Ne pas pleurer, ne pas vomir, ne pas perdre la face, partir dignement, comme un prince, comme un roi, sans un regard, sans se retourner. Quelques mots encore pour bien montrer qu’il est digne, qu’il reste digne, malgré l’adversité, malgré les cons, malgré les flics, malgré les mauvais avocats, malgré les verres de vins qu’il vient d’ingurgiter, malgré ces verres d’alcool qui lui ont distendu les chairs, qui ont fait pousser cette graisse qui lui tapisse le visage, la panse, les bras, le cou et les fesses comme celles d’un gorille.

Il part. Il tire la porte derrière lui. Elle claque, mais sans bruit. La nuit est presque tombée. Le ciel est sombre, plombé de nuages. Et s’il baisse la tête à cet instant précis, c’est pour regarder où il marche, uniquement pour regarder ses pieds.

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