Le Café littéraire de la Terrasse

Café Littéraire de la Terrasse

Rumeur, diffamation, calomnie, soupçons, harcèlement
ou
Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage

En 399 avant notre ère, Socrate, sous la triple accusation de ne pas reconnaître les dieux de la Cité, de créer de nouveaux dieux et, par ces deux faits, de corrompre la jeunesse, est condamné à mort par ingestion de ciguë.
Vingt-cinq ans plus tôt, en 424, Aristophane avait fait jouer sa pièce Les Nuées, pièce qui d’ailleurs n’avait pas rencontré un grand succès Il y mettait en scène un paysan, marié à une citadine dispendieuse, leur fils, dispendieux comme sa mère, et un philosophe du nom, dans la pièce, de Socrate. Ce philosophe, nommé Socrate, adorait plusieurs divinités aux noms quelque peu farfelus, le Tourbillon, le Vide, les Nuées et la Langue. Le paysan, pour satisfaire les goûts de luxe de sa femme et de son fils, s’était fortement endetté. Ayant entendu parler des prodiges dont ce philosophe était capable et pour éviter la ruine, il lui demanda de le prendre comme disciple. Mais ne comprenant rien à ses leçons, il y envoya bientôt son fils qui fit de rapides progrès. Au point que, un jour, le fils, au cours d’une dispute familiale, battit sa mère et son père et prouva à ce dernier, grâce aux leçons du philosophe, qu’il avait eu mille fois raison de les battre. Le père, furieux, s’en ira au« pensoir » du philosophe et le détruira par les flammes.
Lorsque Les Nuées furent représentées en 424, Athènes était au sommet de sa gloire. En 399, Athènes avait subi, cinq ans plus tôt la défaite honteuse devant Sparte après trois ans d’une guerre coûteuse en hommes comme en biens. Les conditions de vie des athéniens avaient changé, passant de l’opulence à une relative misère physique et morale.
Bref, les malheurs de la Cité pouvaient, éventuellement, réclamer un coupable.
C’est à ce moment que trois athéniens, Mélétos, Anytos et Lycon émirent un graphè contre Socrate qui fut traduit devant l’Archonte et un jury, composé de citoyens athéniens jouissant de leurs droits et au nombre de plusieurs centaines, sans doute cinq cents au moment des faits, fut constitué afin de juger de ce cas.
Deux instances se tinrent, la première où chacun des accusateurs et de l’accusé avaient la parole, la seconde pendant laquelle l’accusé pouvait éventuellement demander que sa peine, trop lourde, soit commuée en une peine plus douce.
L’issue des deux instances fut semblable ; une petite majorité vota la culpabilité de Socrate, puis sa condamnation à mort.

Ce procès est exemplaire en tous points et il nous servira de base à la présente étude :

1. Les circonstances
Le procès se déroule après que la situation, désolante, malheureuse de leur Cité est constatée par les athéniens. Athènes a été vaincue. Elle subit la honte et le malheur. On verra que c’est dans ces circonstances, le malheur collectif, que la recherche du « coupable » prend toute sa mesure et tout son sens. Entendons-nous, le malheur collectif peut être un malheur individuel mais, jugé digne d’être porté sur la place publique et de susciter la compassion du plus grand nombre ; il devient alors une affaire collective, chacun se sentant, ou pouvant se sentir concerné par ce malheur individuel : la mort d’un enfant par exemple.
De la même façon mais dans une autre ordonnée, la recherche du bonheur collectif participe de la désignation d’un bouc émissaire qui l’empêche de devenir totalement parfaite. La société ne semble pas être, pour ses membres et surtout pour ceux qui la dirigent, dans l’état du bonheur parfait aspiré tant que des éléments jugés potentiellement dangereux pour elle n’auront pas été écartés ou redressés dans le sens propre à assurer ce bonheur collectif.
Il existe ainsi deux visions complémentaires. L’une se situe au-delà de la situation malheureuse et en recherche les causes. La seconde se situe en deçà de la situation de bonheur parfait et recherche les éléments pouvant contrarier son avènement.
L’une comme l’autre tendent à neutraliser l’élément dangereux et fauteur de troubles, de désordres, de malheurs, pour la première après que cet élément a commis l’acte fauteur, donc pour éviter le recommencement ou le renouvellement possibles de cette faute par le fauteur, et pour la seconde avant que cet élément potentiellement dangereux ne commette la faute en question.
On appellera la première le principe de punition, la seconde le principe de prévention ou de précaution.

2. La causalité ou la mise en relation de la faute et du malheur
Il est nécessaire d’établir un lien, un lien de causalité, entre une situation malheureuse et ce qui, éventuellement en a été l’origine afin que l’on puisse en juger sur la place publique. Si ce lien est établi, s’il s’agit d’une faute humaine, alors un procès peut s’ouvrir. Ainsi, Athènes vaincue ne se retourne pas contre ses généraux, ses stratèges, mais contre celui dont les actes ont été tels – la création de faux dieux, leur adoration – que les vrais dieux ont délaissé la Cité, voire même qu’ils l’ont conduite à la défaite. Il est nécessaire, et le procès qui s’est bien déroulé le montre par sa seule existence, que l’accusation soit crédible, c'est-à-dire que l’opinion publique puisse la partager, la comprendre et la soutenir.

3. Le criminel et la faute
Sur une accusation de crime, l’accusation a besoin d’un criminel qui soit aussi crédible, en tant qu’accusé, que l’accusation portée. Si l’accusation n’est pas crédible ou si l’accusé ne l’est pas, en qualité d’accusé (un fou par exemple), alors le procès n’a pas lieu.
Ainsi l’accusation et l’accusé marchent-ils de pair face à l’action publique et plus loin face à l’opinion publique par la publicité qui l’accompagne. L’un ne va pas sans l’autre et inversement.

4. La peine
Le procès a ensuite besoin d’une peine qui soit prévue par la loi ou, comme ce fut le cas avec Socrate, avec un accusateur qui en décide et un peuple qui la soutient. Il n’y a rien de plus frustrant, pour l’opinion publique, qu’un procès qui a été conduit à la suite d’homicides et dont les coupables, involontaires ou non, sont relaxés (hormones de croissance, sang contaminé, amiante, etc..). La justice a besoin d’un coupable et sa faute d’une sanction qui soit à la hauteur de la faute commise.

5. L’exécution de la peine
Le procès a enfin besoin que la peine soit exécutée. Le pouvoir, les instances qui dirigent la Cité, doivent montrer au peuple souverain, à l’opinion, qu’il tient ses engagements, qu’il est le pouvoir suprême. Car le pouvoir a lui-aussi besoin de crédibilité. Et cette crédibilité réside dans l’exécution des sentences pénales. Elles sont le gage qu’il sert les intérêts de la Cité, qu’il prend soin du bonheur du peuple, que c’est sa première préoccupation.

6. La Cité débarrassée des fauteurs de trouble
Lorsque la Cité est débarrassée de ses fauteurs, elle doit retrouver le calme et l’ordre qui régnaient avant leur présence. L’exécution de la sentence est donc une fête, une joie pour le peuple. Le pouvoir, bénéfique, a exercé ses prérogatives face aux pouvoirs maléfiques du fauteur. Elles se doublent, cette fête et cette joie, d’une autre composante dans l’exécution même de la peine qui, plus elle est lourde, plus elle est mortifère, et qui plus est lorsqu’elle est publique, participe au moment même où elle se réalise, d’une hystérie collective qui s’empare de la foule attentive à tous les mouvements du supplicié. Tous les participants à une mise à mort programmée ne réagissent pas de la même façon, mais peu nombreux sont ceux qui, comme Victor Hugo, ont clamé haut et fort leur aversion totale aux tortures infligées aux coupables et à la peine capitale.
Il m’est souvenu de l’une des dernières phrases de Bontems rapportée par son avocat, Maître Badinter. Après une toilette sommaire et après qu’il s’était vidé la vessie, il se tourna vers l’avocat général qui avait requis contre lui la peine de mort, et il lui jeta au visage : « Alors, tu bandes ? ».
Les mises à mort en France étaient publiques jusqu’à la décapitation de Landru. Mais leurs côtés répugnant, monstrueux pour les uns mais quasi pornographique, extatique pour les autres, avaient contraint les autorités à faire exécuter les sentences dans les cours intérieures des prisons, loin des yeux du public, en catimini, en la seule présence des avocats et de la cour réunis.
En assistant à ces exécutions, le peuple se voyait, par son assentiment, détenteur un instant du pouvoir suprême. Il pouvait crier « à mort » et voir donner la mort. On l’en priva. Mais il pouvait encore crier sa haine devant les portes du tribunal sur le coupable qu’on lui offrait en pâture et il ne s’en priva pas jusqu’à l’abolition de cette peine par le Président François Mitterrand.
Donner la mort est un instrument du pouvoir. C’est le pouvoir qui décide de la guerre, de la vie ou de la mort de ses citoyens. C’est en donnant la mort qu’il prouve sa force à défaut de prouver son droit.

Nous allons reprendre chacun de ces points, les uns après les autres. Nous les illustrerons de quelques écrits entre le Moyen-Âge et nos jours.

I - Les relations causales
Nous interrogerons tout d’abord un philosophe, Emmanuel Kant, un physicien et mathématicien, Pierre-Simon Laplace, et un théologien, Thomas d’Aquin :

Kant (1724 – 1804)
Tout ce qui s’effectue présuppose quelque chose à quoi ceci succède selon une règle.

Laplace (1749 – 1827)
Une intelligence qui, pour un moment donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si par ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux.

Thomas d’Aquin (1225 – 1274) (in Summa Theologiae)
On dit avec raison que le destin existe dans le sens que tout ce qui arrive ici-bas est soumis à la providence divine comme ayant été ordonné par elle et pour ainsi dire exprimé par avance. (…) On doit reconnaître que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans la nature, soit dans l’humanité, se rapporte à une cause supérieure qui a réglé tout cela à l’avance, et qui n’est rien moins que la providence divine. (…) Rien n’empêche que ce qui est fortuit et éventuel par rapport aux causes prochaines ne le soit pas par rapport à la providence divine ; car rien n’arrive en ce monde que Dieu ne l’ait voulu, comme le dit saint Augustin.

Nous nous représentons bien souvent le temps, le temps passé, comme ce qui devait arriver, puisque c’est effectivement arrivé, et, par extension, le temps futur comme ce qui doit arriver. Les prévisions sont le lot de nos civilisations, qu’elles concernent le temps qu’il fera demain, la météorologie, le sort d’une bataille, comme c’était le cas à Rome, par la consultation des entrailles d’un poulet ou le vol des oiseaux, ou notre propre sort par celle de l’horoscope du jour. Le Dieu a parlé, le Dieu ou les étoiles.
Par des rituels, des prières aux dieux, aux ancêtres, des requêtes au Prince, nous tâchons de nous attirer leur protection, leur bienveillance afin de contrer un destin qui pourrait nous être défavorable.
Par l’application de modèles mathématiques complexes et réputés sans failles, nos économistes, nos banquiers, nos traders, nos assureurs, nos politiques, en assurant leur bonne fortune sont garants de la conservation et de la préservation de la nôtre. La science prévisionnelle ne faillit pas. Il ne doit être laissé aucune place au hasard. Tout ce qui est prévu doit arriver.
Si cela n’arrive pas, ce n’est pas le hasard qui doit être mis en cause mais quelque trublion qui, dans nos prières, dans l’entourage du Prince ou du Dieu, dans nos formules mathématiques, a glissé, par d’autres incantations ou d’autres pratiques, l’erreur qui nous a fait chuter, qui a contrarié le sort qui devait nous être favorable.
La grêle s’est-elle abattue sur nos plants en fleurs, nos bêtes sont-elles tombées malades, notre portefeuille d’actions a-t-il perdu la moitié de sa valeur en un instant, voire a fondu comme neige au soleil, dans ce monde où le bonheur est la règle et le malheur l’exception, alors il n’est pas douteux qu’il s’est glissé dans les rouages de cette machine à produire du Bien le grain de sable, un sorcier, un escroc, un valet malfaisant du Prince, un trader fou, qui l’ont bloquée et fait fonctionner à l’envers.
Faisons le tour de nos sorciers, de nos diseurs de bonne aventure avec Guy Bechtel :

Guy Bechtel – La Sorcière et l’occident
Ceux qui connaissaient certains grands secrets du monde étaient dits divini, magi, harioli. Ceux qui pouvaient invoquer les esprits s’appelaient incantadores, (ou coragii en Germanie). On nommait pythones, haruspices, augures, ceux qui savaient lire l’avenir, et selon le mode de divination qu’ils utilisaient, on distinguait encore les piromatii (par le feu), hydromantii (par l’eau), necromantii (par le recours aux âmes des morts), etc. Les tireurs d’horoscopes furent au cours des temps nommés mathematici, horoscopi, genethliaci, etc. On connut encore les fascinatores, propres à jeter le mauvais œil, et aussi les striges (strigæ) ou lamies (lamiæ) qui, bien avant le vol des sorcières du sabbat chrétien, étaient soupçonnées de perpétrer des crimes sous la forme d’oiseaux de nuit. Les plus dangereux, les plus craints sont, au début de l’époque chrétienne, cités comme sortilegi, sorticularii (Concile de Narbonne, 589), sortiarii (Hincmar, archevêque de Reims, IXe siècle), tous mots désignant les jeteurs de sorts mais à des époques différentes. Le mot de malefici (auteurs de maléfices, voire malfaiteurs) devint vite le plus général et le plus courant. Enfin, ceux qui savaient éventuellement empoisonner étaient appelés venefici.

Rien n’est imprévu dans nos sociétés et l’avènement des temps nouveaux, toujours promis, toujours repoussé, l’avènement des temps sans mort, sans maladie, sans chômage, ne peut advenir qu’aucun esprit malfaisant n’y aura invoqué quelque diable.
Dieu ni le Prince ne veulent le malheur du peuple ; c’est pourquoi le peuple aura choisi ce Dieu-là et non pas cet autre, c’est pourquoi le peuple aura choisi ce Prince-ci et non pas cet autre. Dieu et le Prince font et sont le bonheur. Tout ce qui arrive de bien et de bon leur est imputable. Si le malheur est arrivé, ce n’est ni la faute du Dieu, ni celle du Prince, ni encore moins celle du pas-de-chance. Il y a un coupable. Il faut le rechercher, le trouver, l’exclure, le renvoyer hors la Cité, le mettre hors d’état de nuire, ou, s’il risque de revenir, le détruire, l’anéantir, l’exterminer. Le bonheur du peuple, la paix dans le peuple, pour le peuple, sont à ce prix.
Laisser le peuple se charger de punir le coupable, c’est dépouiller le Dieu ou le Prince de leur pouvoir et quasi sacrilège. C’est donc au Dieu, ou au Prince à qui le Dieu a confié son pouvoir, qu’il appartient de s’en charger, en levant ses armées, en désignant ses juges.

II - Le criminel et la faute
Pour désigner un coupable, il faut qu’il y ait faute, mais aussi des échelles de fautes, des plus « vénielles » aux plus « mortelles ». On passe ainsi des plus petites, de celles qui ne relèvent que de l’amende ou de l’admonestation, aux plus monstrueuses qui relèvent, elles, de la mort, de l’enfermement à vie ou de la déportation du coupable.
La monstruosité du crime se doit d’être en adéquation avec la monstruosité du coupable, celle dont on le revêt. Dans l’échelle sociale, du manant au bourgeois, du bourgeois au noble et du noble au Prince, l’erreur ou la faute vénielle, sans grande conséquence dommageable, doit être commune, habituelle, normale, acceptée et concerner la base et non pas le sommet : garer sa voiture sans mettre une pièce de monnaie dans l’horodateur, traverser au feu vert, laisser son chien déféquer sur le trottoir et confier aux passants distraits le soin d’en étaler les reliefs sur des mètres et des mètres, tout ceci doit rester véniel, mais éventuellement punissable, voire puni. Mauvaise éducation, dira-t-on, pour les uns, je suis pressé, dira l’autre, je n’avais pas de monnaie, protestera le dernier.
Celui qui possède le pouvoir n’a pas, lui-même, à prendre garde à ces petites incartades qui ne le concernent nullement. On ne glissera nulle contravention derrière l’essuie-glace du pare-brise de sa voiture ; sait-il seulement d’ailleurs que la voiture de laquelle il vient de descendre est la sienne ? Cela ne le regarde pas, et le tapis rouge que l’on déploie devant ses pas est, comme il se doit, immaculé.

La fabrication du coupable passe par la fabrication de la Loi qui rend coupable celui qui la transgresse aux yeux de tous. La sanction bénigne cache la sanction maligne ; tout en l'accompagnant, elle la prépare et la justifie.

Il y a donc des coupables par essence et des innocents par essence. Ils sont décrétés coupables en puissance ou en acte, comme ils sont décrétés innocents, en puissance ou en actes.
La faute doit « coller » au fauteur ; à défaut, elle n’est pas crédible. Accuser un bébé de six mois d’avoir massacré une famille entière à coups de hache n’est pas crédible. Par contre, voir dans son comportement ou dans n’importe quel autre signe, la couleur de sa peau, la forme de son nez ou de ses oreilles, les signes d’un assassin en puissance, peut le devenir et le devient, pourvu qu’on y insiste.
À l’extrême, le fauteur en puissance est aussi dangereux, voire plus dangereux encore, que le fauteur réel. Ce dernier, on le connaît, on l’a repéré, on l’a arrêté. C’est un Barrabas quelconque que l’on exhibe et que chacun peut reconnaître et dont chacun peut se méfier. Mais l’autre, celui qui n’a pas encore commis son crime, est plus vicieux encore. On sait qu’il le commettra. C’est dans son sang. C’est dans sa race. Il n’y a qu’une façon de le contrer. L’éliminer avant qu’il ne commette son forfait.

C’est par l’exemple des pratiques de la colonisation que nous allons entrer pour montrer les diverses façons de fabriquer du « coupable ».

La colonisation a commencé dès la fin du quinzième siècle, après la découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb. Si, quelques années plus tard? la cause des indiens a été, d’une certaine façon, défendue par quelques jésuites, au nombre desquels Las Casas dans un procès qui dura une trentaine d’années, pendant le temps qu’on les asservissait, qu’on les massacrait, et qu’on les pillait aussi, on fit venir, des côtes africaines, des esclaves qui les remplaçaient. L’or pillé ne repousse pas. La terre, elle, produit toujours. Elles furent réputées sans maître. Il est à remarquer que la théorie des terres sans maître a été appliquée sur la majorité des domaines conquis, soit que leurs habitants en aient été délogés manu militari, soit qu’il se soit agi aussi de terres sur lesquelles chasseurs-cueilleurs circulaient de façon périodique. Quelques unes ont été achetées (ainsi l’île de Manhattan) à vil prix. D’autres encore ont fait l’objet de traités, rédigés soit en castillan, soit en anglais, soit en français et dont leurs propriétaires-habitants ne pouvaient comprendre les termes, et que les conquérants leur faisaient signer par des croix et autres graphiti. La désignation des terres sans maître est toujours en vigueur aujourd'hui :

Loi sur le foncier rural en Côte d’Ivoire (23 décembre 1998) Article 6 - Les terres qui n'ont pas de maître appartiennent à l'État et sont gérées suivant les dispositions de l'article 21 ci-après. Ces terres sont immatriculées, aux frais du locataire ou de l'acheteur.
Outre les terres objet d'une succession ouverte depuis plus de trois ans non réclamées, sont considérées comme sans maître :
o les terres du domaine coutumier sur lesquelles des droits coutumiers exercés de façon paisible et continue n'ont pas été constatés dix ans après la publication de la présente loi
o les terres concédées sur lesquelles les droits du concessionnaire n'ont pu être consolidés trois ans après le délai imparti pour réaliser la mise en valeur imposée par l'acte de concession.
Le défaut de maître est constaté par un acte administratif.


Les nègres de l’intérieur des terres était enlevés par ceux des côtes, principalement celles de l’Afrique de l’ouest puisque c’est plus loin encore vers l’ouest qu’ils devaient être acheminés comme travailleurs forcés, sans droits.
Si le Code noir, élaboré et mis en place sous Louis XV, aboli à la révolution, puis remis en vigueur par Napoléon 1er, nous paraît aujourd’hui monstrueux, sachons qu’il avait été mis en place pour tempérer la cruauté des colons. En deux siècles, du seizième siècle au dix-huitième, plus de dix millions d’Africains avaient en effet été déportés. Combien avaient survécu ? Moins d’un dixième certainement !
Les voyages de découverte ont repris dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, avec Cook pour l’Angleterre (1766 pour la première expédition), de La Pérouse pour la France (1791). Expéditions scientifiques, elles furent bientôt suivies par des expéditions missionnaires d’une part, et par l’installation permanente de colonies, pénitentiaires, de peuplement. En Australie, elles débutent en 1783, avec l’installation de 714 convicts et 450 marins. Elles se poursuivirent pendant près de quatre-vingts ans avec l’installation de 160000 prisonniers, pour l’essentiel des condamnés de droit commun. En France, elles ne commencent vraiment que cinquante ans plus tard.
Avec la Révolution française, il semblait s’être tourné une page sur ces pratiques de déportation et de travail forcé. Mais le tollé des esclavagistes fut bientôt doublé de celui des colonialistes. Entre la fin du dix-huitième siècle et le milieu du vingtième, les premiers, remplacés au milieu du dix-neuvième siècle par les seconds, s’employèrent, sur des antiennes répétées inlassablement depuis le seizième siècle, à démontrer que ces africains, mais aussi les asiatiques, mais aussi les océaniens, mais aussi les bohémiens, mais aussi les juifs, devaient laisser leur place à la civilisation occidentale, impériale, glorieuse, désintéressée, généreuse, dans un déferlement de haine, de contre-vérités, de scientisme, d’appels au meurtre. Il s’agit avant tout de s’emparer de leurs richesses autant que de prévenir les malheurs possibles. Qu’on en juge :

Beauvois, Idées sommaires sur quelques règlemens à faire à l'assemblée coloniale, St. Domingue 1792
Entre l'homme blanc et le singe se trouve l'homme rouge; entre le Rouge et l'orang-outang se trouve le nègre ; entre le nègre et le gibbon se trouve l'orang-outang. Le Blanc est susceptible de toute la perfectibilité humaine ; le Rouge, qui vient après, doué d'une portion moindre d'intelligence, n'est pour ainsi dire qu'une esquisse de l'espèce humaine ; le Noir, qui vient après le Rouge est autant inférieur au Rouge que celui-ci au Blanc... Les métis ne sont qu'une espèce mixte qui participe de la vérité des deux mais par cela même sont d'autant abâtardis et incapables de se laver de ce mélange dégénérant.

Géographie abrégée pour l'instruction de la jeunesse, AN 1811.
D. Que comprenez-vous dans la Barbarie ?
R. On comprend dans la Barbarie toute la côte d'Afrique, qui s'étend depuis l’Égypte jusqu’au détroit de Gibraltar, mais encore les pays qu'elle a au midi, et qui en dépendent, aussi bien que le Sahra ou Désert.
D. Qu'est-ce que la Guinée ?
R. C'est un vaste pays où il se fait un grand commerce en poudre d'or, en dents d'éléphans, et en esclaves ou nègres.
D. Où est situé le Congo ?
R. Le Congo, dont les habitans sont un peu moins difformes que les autres nègres, mais plus paresseux encore, est à l'ouest, le long de la mer.
D. Nommez les isles voisines de la Nouvelle-Hollande.
R. La Nouvelle-Guinée (La Nouvelle-Guinée fut découverte par les Espagnols en 1528. Les habitans vivent sur des arbres, ou dans des cabanes bâties sur les eaux, comme ceux de la Louisiane, qui est au sud-est de cette isle, et qui fut découverte par les François), à l'est des Moluques. On l'appelle aussi Terres des Papous, parce que ces habitans sont noirs... A l'est de la Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-Calédonie (découverte par Cook en 1774. Les habitans sont noirs et anthropophages).


Le Petit Matelot ou Voyage en Océanie, par C.H. de MIRVAL. Imprimatur du 2 mai 1842.
Vous avez sans doute, mes chers amis, entendu quelquefois parler de Bohémiens, gens vagabonds, ne vivant que d’industries qui ne sont pas toujours honorables, et formant, comme les Juifs, une nation au milieu des autres nations. Eh bien ! on rencontre cette espèce d’hommes jusque dans les îles de l’Océanie. On les nomme ici les Biadjaks. Ils sont avares, superstitieux, menteurs mais intelligents et adroits. Leurs traits sont réguliers, leur teint est très-basané; plusieurs sont légèrement tatoués. Il paraît qu’ils ont des usages sanguinaires, et qu’ils offrent clandestinement des sacrifices humains. Le privilège de ces guerriers féroces était de couper la tête des prisonniers et d’en boire avidement le sang brûlant, en la tenant par les cheveux au-dessus de leur bouche. Horribles festins qui révoltent la nature humaine, et doivent causer d’autant plus d’épouvante qu’ils font partie des superstitions religieuses de ces peuples, qui descendent des Tzengaris, tribu primitive de nos Bohémiens ou Égyptiens, des Zingaris d’Italie, et qui partout ont le même caractère nomade et voleur. En Océanie, les Biadjaks-Zingaris se livrent sur mer à la piraterie comme les autres exercent le brigandage sur terre.

Gobineau – Essai sur l’inégalité des races humaines (1854)
On n’aura pas manqué de s’apercevoir que la question de permanence dans les types est, ici, la clef de la discussion. S’il est démontré que les races humaines sont, chacune, enfermée dans une sorte d’individualité d’où rien ne peut les faire sortir que le mélange, alors la doctrine des Unitaires se trouve bien pressée et ne peut se soustraire à reconnaître que, du moment où les types sont si complètement héréditaires, si constants, si permanents, en un mot malgré les climats et le temps, l’humanité n’est pas moins complètement et inébranlablement partagée, que si les distinctions spécifiques prenaient leur source dans une diversité primitive d’origine.
Cette assertion, si importante, nous est devenue facile à soutenir désormais. On l’a vie appuyée par le témoignage des sculptures égyptiennes, au sujet des Arabes, et par l’observation des Juifs et Zingaris. Ce serait se priver, sans nul motif, d’un précieux secours que de ne pas rappeler, en même temps, que les peintures des temples et des hypogées de la vallée du Nil attestent également la permanence du type nègre, à tête prognathe, à grosses lèvres, et que la récente découverte des bas-reliefs de Khorsabad, venant confirmer ce que proclamaient déjà les monuments figurés de Persépolis, établit à son tour, d’une manière incontestable, l’identité physiologique des populations assyriennes avec telles nations qui occupent aujourd’hui le même territoire.


La France Juive par Édouard Drumont (circa 1887)
Le rêve du Sémite, sa pensée fixe a été constamment de réduire l’Aryen en servage, de le mettre à la glèbe (…). Le Sémite est mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé ; l’Aryen est enthousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu’à la naïveté. Le Sémite est un terrien ne voyant guère au-delà de la vie présente ; l’Aryen est le fils du ciel sans cesse préoccupé d’aspirations supérieures. Le Sémite est négociant d’instinct, il a la vocation du trafic, le génie de tout ce qui est l’échange, de tout ce qui est une occasion de mettre dedans son semblable. L’Aryen est agriculteur, poète, moine et surtout soldat ; la guerre est son véritable élément, il va joyeusement au-devant du péril, il brave la mort. Le Sémite n’a aucune faculté créatrice ; au contraire, l’Aryen invente ; pas la moindre invention n’a été faite par un Sémite. Celui-ci par contre exploite, organise, fait produire, à l’invention de l’Aryen créateur, des bénéfices qu’il garde naturellement pour lui.

Colonies ou politique impériale ? - N° 9, avril 1936 (Coloniser par Henri Méjaud)
Quel que soit le territoire sur lequel s’exerce notre suzeraineté, quelle que soit la race qui le peuple, quel que soit le statut politique dont il relève, notre action sociale est et doit être une. Il s’agit simplement d’adapter aux conditions locales les principes de la doctrine.
- Nourrir l’indigène avant tout. Le fellah musulman et bien davantage le nègre, sont sous-alimentés à l’état permanent. Les famines périodiques pour les uns, l’imprévoyance des autres, et aussi le travail inhabituel que nous réclamons de ces gens physiologiquement déficients, exigent de notre sollicitude le devoir élémentaire de les nourrir.
- Le sauver des fléaux endémiques par une prophylaxie vigilante. Parallèlement, lutter contre la mortalité infantile par le développement de l’hygiène publique et la création de maternité. Jamais nos médecins ne seront assez nombreux, jamais la lutte contre la misère physiologique ne prendra trop d’ampleur.
- La race préservée de la famine et de la maladie, alors - et alors seulement - on peut entreprendre son éducation culturelle. Mais l’enseignement n’est pas tout : il faut apprendre à l’indigène à travailler. Le noir d’Afrique occidentale, par exemple, est paysan dans l’âme, au même titre que les gars de chez nous. Il aime sa terre et tout ce qui y vit, ses récoltes comme ses bêtes. Il se donne beaucoup de mal, et le résultat est ridicule : il ne sait pas travailler et son outillage ridicule le trahit.


L’un des moyens de créer du « coupable » réside dans l’amalgame, la calomnie qui forge ces idées préconçues, ancrées dès l’école et rappelées sans cesse, ainsi que dans l’intérêt supérieur de lui vouloir du bien. On rabaisse, on humilie jusqu’à faire croire même, au coupable ainsi forgé, par ces répétitions incessantes, ces rappels, qu’il est effectivement ce coupable et qu’il mérite son sort ou celui qu’on lui réserve.
Ainsi Christian Ranucci, le pull-over rouge, ainsi Patrick Dils, que l’on arrive à convaincre qu’ils sont bien des assassins, dans le même temps que l’on convainc l’opinion publique, avec ces aveux arrachés par la torture, qu’ils sont bien l’auteur du ou des crimes qu’on leur impute. Que dire encore de ces faux-témoins manipulés des affaires Dominique Baudis ou Yvan Colonna, des pièces soustraites ou ajoutées de l'affaire du meurtre du petit Grégory ? Il faut fabriquer du coupable, quel qu'en soit le prix, pour le livrer en pâture au peuple vociférant, manipulé lui-aussi !

Wolfgang SOFSKY – Traité de la violence
L’interrogatoire n’est pas le but de la torture mais son moyen. Il existe en effet une analogie structurelle entre attaque physique et assaut verbal. L’interrogatoire est un enchaînement de questions, une façon de questionner continuellement, obstinément, implacablement. Les questions pleuvent sans cesse, tantôt chuchotées, tantôt hurlées. Que signifie cette suite ininterrompue de questions ? C’est comme une dissection. Les questions sont des incisions de plus en plus profondes qui mettent l’interrogé à nu, afin de tout extraire de lui. Elles le découpent. Sans cesse répétées, elles interdisent la fuite ou la dissimulation. Quoi que fasse le suspect, ce sera jugé selon que cela répondra à la question posée. Le silence provoquera des questions sans cesse nouvelles qui l’encercleront, le cerneront de toutes parts en changeant d’angle d’attaque. Le questionneur est libre de ses mouvements, ses questions entourent le questionné. Celui-ci, au contraire, est immobilisé, cloué au sol, coincé. Ces questions d’interrogatoire sont des violences continuelles, des armes de torture. Alors que le langage de la victime est depuis longtemps détruit, celui du tortionnaire s’est mué en instrument de la violence.

Outreau (avant le premier procès)
Extrait de l’hebdomadaire Le Point (novembre 2001) cité par Florence Aubenas dans son livre « La Méprise – L’affaire d’Outreau »
Depuis plusieurs mois, la rumeur courait dans la ville. On décrivait l’horreur, évoquant l’existence d’un réseau pédophile, chuchotant des noms de notables « compromis » mais « intouchables » (…). Le week-end dernier, la vérité a éclaté. Six notables ont été incarcérés pour viols et agressions sexuelles aggravées. Ces dernières arrestations ne seraient que la partie visible de l’iceberg (…). D’autres notables, à commencer par un médecin, sont cités dans un dossier déjà épais de 150 pages. Par ailleurs, des investigations sont conduites en Belgique sur d’éventuelles ramifications. C’est la rencontre dans l’horreur de deux mondes, l’un miséreux, oisif et sans instruction, rongé par l’alcool. L’autre beaucoup plus aisé et avide apparemment de déviance…

III - L’insolente raison
Il faut maintenant en venir au principal. La désignation du bouc émissaire répond à un impératif de pouvoir. Le haut a tout lieu de craindre le bas, c'est-à-dire que le bas monte jusqu’à lui prendre sa place. Il s’agit avant tout de conserver cette place lorsque l’on est en haut et de faire partager à l’ensemble informel que constitue l’opinion publique que l’on y est légitimement et pour son bien. On le protège, ce bien, grâce à sa place et par le fait que l’on pourchasse le Mal.
La raison, l’insolente raison que dénonce François Châtelet, doit toujours avoir raison. Elle est dans le sens du Bien. Elle devient une déité, à l’instar du Peuple, de la Nation, de l'État, de l'Intérêt Général, et de bien d'autres, innombrables. Robespierre après avoir créé le calendrier décadaire révolutionnaire, ménage à la Raison une fête nationale avec celle de l’Être Suprême (décret du 18 floréal an II ou 7 mai 1794).
Bien et Mal sont les deux inverses qui se tiennent l’un en haut, l’autre en bas. Le Mal est, par le mot employé, ce qui détruit, ravage, tue, bref ce qui a des conséquences désastreuses. C’est une tautologie. Ainsi le Bien dont les conséquences ne seraient être autre que bénéfiques. On fait des guerres en invoquant la lutte du Bien contre le Mal et l’on se range, bien entendu, du côté du Bien. Ce Bien représente l’avènement de la société sans Mal d’où il aura été extirpé définitivement, piétiné, massacré ainsi qu’il le mérite, avec tous ceux qui le représentent, en une orgie si possible sanglante et toujours expiatrice.

La rumeur est l'ensemble des procédés, du bouche à oreille à l'usage des media, des plus sophistiqués aux plus simples, qui permettent, à l'aide d'indices bien souvent invérifiables ou totalement inventés, de fabriquer du coupable afin d'exorciser les malheurs du peuple ou le simple mal-être de l'un de ses représentants.

© Patrice Bérard - février 2009

Bibliographie succincte, ouvrages consultés
Platon, Apologie de Socrate & Criton, Introduction et traduction inédites de Luc Brisson, GF Flammarion 1997
Thomas d'Aquin, La Somme Théologique, Latin-Français en regard, par l'Abbé Rioux, Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d'Eugène Belin, 1853
de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, à Berlin, 1770
Condorcet, Tableau historique des progrès de l’esprit humain - Paris, G.Steinheil Éditeur, 1900 (Réédition de l’édition posthume de l’an III - 1795)
Pierron J.-B., Géographie abrégée pour l'instruction de la jeunesse d'après Lenglet du Fresnoy, cinquième édition corrigée, augmentée et conforme aux derniers traités de paix... à Metz, Chez Devilly, Libraire, rue du Petit Paris, AN 1811.
Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines, Firmin-Didot et Cie (sans date ~1900)
Reclus Élisées, Géographie Universelle, tome XIV, Terres océaniques, Paris, Librairie Hachette, 1889
Drumont Édouard, La France Juive, sixième édition, C. Marpon & E. Flammarion, Paris, circa 1887
Céline Louis-Ferdinand, L'École des Cadavres, Éditions Denoël, 1938
Goldschmidt Victor, Le système stoïcien et l'idée de temps, Librairie philosophique J. Vrin, Paris 1960
Kojeve Alexandre, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, Présentation par Dominique Auffret, Le Livre de Poche, 1990
Bechtel Guy, La Sorcière et l'Occident, La destruction de la sorcellerie en europe des origines aux grands bûchers PLON, 1997
Sofsky Wolfgang, Traité de la violence, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary – NRF essais – Editions Gallimard, 1998 pour la traduction française
Aubenas Florence, La Méprise, Le Procès d'Outreau, Éditions de Noyelles, 2005

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