Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (2)

Et moi, et moi, et moi...

À quel âge découvre-t-on soudain que l’on est soi et non pas un autre ? J’ai peine à me souvenir de cet instant mais j’ai la vague impression que j’ai fait cette découverte après que j’ai descendu, pour la première fois, un escalier en posant un pied derrière l’autre au lieu de m’arrêter sur chaque marche pour rassembler mes pieds avant d’attaquer la marche suivante. C’est à ce moment que je me suis doté d’un corps que je pouvais maîtriser. Dès lors, j’étais devenu, et définitivement, moi.

Dans un roman que j’ai lu il y a fort longtemps et dont le titre et l’auteur m’ont bien malheureusement échappés, une toute jeune fille, lors d’une croisière, fait la même découverte. Elle se rend compte soudain qu’elle est elle-même et elle en est tant fière, tant heureuse, tant surprise qu’elle tient avant tout à le cacher à tout le monde comme un trésor qu’elle veut garder pour elle seule.

Ce constat est en apparence anodin mais il fait naître immédiatement un autre constat. Si je suis moi, et non un autre, les autres sont chacun des moi pour eux-mêmes quand bien même d’ailleurs ils ne le sauraient pas. Et s’ils ont fait la même découverte, peut-être aussi veulent-ils la cacher aux autres ? Car en effet être soi n’est pas une mince affaire et dans le même temps une sacré responsabilité. En étant moi, c’est moi qui fais, et non un autre. En étant eux-mêmes, c’est eux qui font et non d’autres, d’autres qui ne seraient pas des moi, d’autres qui seraient vraiment des autres. Mais être un autre, c’est oublier qu’on est soi, c’est se perdre et l’on risque fort, à ce jeu, si l’on s’y complaît, de ne jamais se retrouver.

Ma femme est un moi, c’est un moi plein et entier, un moi quelque peu différent mais avec beaucoup plus de points communs que nous avons de différences, et nous les avons utilisées, ces différences, pour avoir des enfants et aussi du plaisir. Nos enfants sont des moi. Mes voisins sont des moi. Le passant que je croise est un moi, les voyageurs dans le métro parisien qui sont collés à moi sont des moi, chacun, des moi que je côtoie, des moi avec lesquels je compose.

Un matin, j’entrai dans une boulangerie pour acheter des croissants pour le petit déjeuner. Cela se passait dans un quartier de Paris que je ne fréquentais pas. J’y étais de passage. La boulangère, que je ne connaissais pas, en me voyant entrer, me sauta au cou en me disant : « Bonjour, tu es matinal aujourd’hui. Comment vas-tu ? ». Alors qu’elle allait pour m’embrasser et voyant ma mine embarrassée, elle se figea soudain tout net, puis, confuse, bredouilla : « Excusez-moi… je vous ai pris pour le marchand de journaux. C’est étonnant, cette ressemblance. Vous n’êtes pas son frère ? »

J’appris ainsi qu’il existait un autre moi qui était marchand de journaux. Mais des autres moi, pensai-je, il y en a plein les rues. Il y en a qui ne me ressemblent pas du tout, plutôt petits ou bedonnants, des grands qui me ressemblent un peu plus, et des, petits, grands, gras ou maigres, qui me ressemblent beaucoup. Tout dépend comment je les regarde. De temps en temps, j’en croise un, même taille, mêmes cheveux blancs, même démarche. J’en ai même croisé un qui était noir de peau. C’est agréable. J’ai l’impression de me voir dans un miroir, en pleine rue. Lui semble ne pas se reconnaître ou ne pas me reconnaître. C’est égal.

Eh oui, c’est égal, des moi. Cela ne se soustrait pas, cela ne s’additionne pas. Cela s’assemble.

Patrice Bérard, le 14 septembre 2009

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