Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (3)

En corps, encore...

À 16 ans, j’eus quelques problèmes avec mon dos, ma colonne vertébrale ayant joué paresseusement les lacets au lieu de pousser directement vers le haut. Je me retrouvais donc en salle de gym’, au lycée, à suivre, le soir, des séances de « gymnastique corrective ».

Le professeur était un homme d’un certain âge, baraqué comme une armoire à glace que les séquelles de ses multiples accidents en moto faisaient ahïer et ahaner dès qu’il esquissait un mouvement. Sa méthode, la méthode qu’il avait apprise à l’éducation nationale, consistait principalement à faire suivre à ma colonne d’autres courbes que celles qu’elle possédait déjà. C’est ainsi que, pendu aux agrès, à la barre fixe ou aux espaliers, je subissais de sa part de fortes poussées et tirades dans le dos qu’il me prodiguait d’un bras, de l’autre ou des deux à la fois suivant que ses douleurs les lui autorisaient. Quand elles étaient trop présentes, il me laissait là pendu comme une andouille tandis que, s’étant assis, il massait ses bras et ses épaules pour les soulager.

Nous ne tirions, lui ni moi, aucun profit de ses séances et ce n’est certes pas le petit pécule que mes parents lui versaient pour ses services qui aurait pu faire pencher la balance de son côté. Il souffrait, je souffrais ; il me faisait souffrir, je le faisais souffrir. Quant à ma colonne, elle dessinait toujours ce « s » au lieu du « i » désiré. Nous décidâmes, après un an de ce régime éprouvant pour tous deux, de nous séparer.

Ma mère me proposa alors de suivre des séances de Yoga. Elle en suivait pour elle-même et s’en trouvait fort bien. Elle me fit ainsi rencontrer Éva Ruchpaul en son appartement de la Rue Laborde à Paris.

C’était une petite femme, toute mince, qui vous recevait pieds nus, habillée d’un seul collant noir, comme une danseuse, mais sans tutu. Lorsqu’elle vous tendait la main pour vous saluer, ses doigts dessinaient une courbe étonnante dirigée vers l’extérieur de sa paume. Son visage, encadré d’une abondante chevelure, était celui d’une divinité indienne, il en avait l’apparence, la sérénité plus que les traits : elle était née d’une famille bien gauloise.

Pendant trois ans, j’appris beaucoup, j’appris toutes les fenêtres de mon corps, toutes ses possibilités. J’appris à l’économiser, à le rendre docile. J’avais un pouls rapide. Il devint lent et le demeure. Je gagnais en souplesse comme en force, mes muscles demeurant longs et non noués comme ceux des montreurs de foire. En sortant de chacune de ces séances, j’avais l’impression de voler et non plus de marcher, comme si mes pieds ne faisaient plus qu’effleurer le sol. Et j’avais frais partout dans le corps, une fraîcheur surprenante, comme si tous mes muscles avaient été lavés, nettoyés en profondeur mais sans brutalité aucune, en douceur…

J’appris indirectement, mais plus tard, comment vaincre la douleur, comment l’apprivoiser, la laisser signe et non tourment, qu’on ait les chairs blessées, les os brisés ou broyés. Tout cela je le dois directement et indirectement à cette petite femme qui, lorsqu’elle était toute jeune fille, avait subi une attaque de poliomyélite, une attaque tant sévère que le médecin qui la soignait avait déclaré à sa famille : « Elle ne remarchera plus ! »

Elle avait entendu l’arrêt sans l’entendre. Elle se battrait. Elle se battit. Ce combat dura plusieurs années. Comment en vint-elle au Hatha Yoga ? Par qui ? Où ? Je ne sais. Mais le résultat était là. Non seulement elle marchait, mais elle faisait ce qu’elle voulait de son corps. Et elle enseignait ce qu’elle avait appris sans autre argument que celui du corps, du vôtre, de celui dont on ne se séparerait pas. Car son corps, il vaut mieux se le faire plutôt que de le laisser se faire. Si l’on veut qu’un pommier donne des fruits, il faut apprendre à le greffer comme à le tailler et cela ne s’improvise pas.

J’ai pris, depuis, de l’âge et des coups, comme chacun. Mais j’ai toujours mon bagage avec moi, un bagage bien léger, une trousse à outils qu’Éva Ruchpaul m’a aidé à me constituer, il y a plus de quarante ans, alors que ma colonne vertébrale dessinait un « s » aussi disgracieux que douloureux.

Et si je n’avais pas été aussi mal foutu, sans doute ne l’aurais-je jamais rencontrée.

Patrice Bérard, le 15 septembre 2009

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