Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (4)

Un court instant...

Ce jour, il y a quelques minutes, on me prévint que le père d’une amie de longue date venait de mourir. Et je ne sais comment dire, comment écrire, avec des mots qui ne seraient que les miens, qui ne seraient pas des mots de circonstance ou de pure convenance, des mots qui ne la troubleraient pas, qui ne la blesseraient pas, des mots tout simples, des mots qu’elle pourrait entendre et que chacun pourrait comprendre.

Perdre un ami, une compagne, un compagnon, un frère, une sœur, un père, une mère, un enfant, oui, cela arrive tous les jours, à d’autres, et puis un jour, cela vous arrive, à vous aussi.

Rien qui ne soit là surnaturel. Rien qui ne soit là que naturel, qu’ordinaire dans le plus plat sens du mot. Eh quoi ? Ma naissance, ordinaire ? ma mort, ordinaire ? Et ma vie, alors, ordinaire ? Ah, ça, ce dernier bout de phrase, je ne l’ai pas prononcé… Ordinaires, naissance et mort, extraordinaire ce petit bout de vie dont on sait plus trop quand il commence et dont on continue encore de jouir jusqu’à ce que… plus tard. Voir la mort, cela n’arrive qu’aux vivants.

Je me souviens d’un jeune curé, moins de quarante ans je pense, que j’étais allé visiter alors que mon fils désirait se faire baptiser. Il nous avait reçu dans son grand bureau encombré de papiers et de livres. Il ne savait s’asseoir que pour se relever, il ne savait éteindre un mégot s’il n’y avait pas allumé une nouvelle cigarette. Il était sans cesse en alerte, en mouvement et ses paroles avaient quelque chose de pathétique car elles étaient hors de propos face à notre démarche. Je ne compris son attitude que quelques mois plus tard, lorsque j’appris sa mort. Il savait que ses jours étaient comptés. Ce n’était donc pas à nous qu’il parlait. Ce n’était pas nous qu’il voulait convaincre de l’existence d’un Au-delà, d’un Père Éternel, de ses saints et de ses anges, mais lui-même. Ses paroles étaient là pour chasser ce doute qui le taraudait de plus en plus au fur et à mesure que l’échéance annoncée s’approchait, sentiment bien naturel que je comprends sans le partager.

Ce vieil homme qui vient de mourir, le père de cette amie, je l’ai connu d’assez près mais il s’ouvrait peu. Il aimait plaisanter, il aimait lancer des piques qu’il s’agissait de recevoir ou de relever. Lycéen, il avait décidé avec quelques camarades, en pleine guerre, de rejoindre les armées de Charles de Gaulle en Angleterre en passant par l’Espagne. Ils s’étaient tous fait arrêter avant d’atteindre la frontière. Il n’avait que seize ans. Il fut épargné. Ses camarades, plus âgés que lui, furent fusillés sur place. Et puis il fut déporté, il passa de camp en camp, subit les privations, le travail forcé, la faim, la faim, la faim, omniprésente, épuisante, mortifère, cette faim qui tuait chaque jour dans le froid, la crasse et la vermine. Il dut la vie sauve à un médecin allemand qui l’avait pris en sympathie et qui l’envoyait à l’hôpital aussi souvent qu’il le pouvait et quand il le pouvait. À ce régime, il put survivre. Lorsqu’il fut enfin libéré, plusieurs mois après la fin de la guerre, il rentra chez ses parents pour s’apercevoir qu’il avait été considéré comme mort et découvrir son nom gravé sur une pierre dans le cimetière du village…

La déportation l’avait tant et tant marqué que, des années plus tard, il cauchemardait encore, hurlant la nuit dans son sommeil. Combien de fois était-il mort dans ces camps ? Combien de fois avait-il vu la mort l’étreindre pour le lâcher du bout des doigts avec cet air de dire si ce n’est pas pour aujourd’hui, ce sera pour demain, je t’attends ? Pendant combien de nuits, longtemps après ces faits, revit-il ces morts, ses camarades assassinés, la haine et la honte, insupportables, ces combats pour une miette de pain, pour une simple épluchure ? Survivre, certes, et puis vivre avec le fardeau impossible à laisser sur le bord du chemin.

Il lui en fallut, des forces, des forces pour ne pas se laisser mourir, et puis bien d’autres forces encore pour retrouver l’ordinaire des vivants, reprendre des études, se marier, avoir des enfants, une vie professionnelle, et puis voir ses parents disparaître, voir un de ses fils disparaître, autant de joies et de blessures mêlées indissolublement, bondir aux unes, se relever des autres, un combat contre l’hydre aux multiples visages.

Un surhomme ? Non, un homme, tout simplement, et une vie, avec ses charmes et ses tourments.

Et une vie, c’est si improbable, si éphémère, si fragile, que c’en est extraordinaire, non ? d’en être encore ou d’en avoir été.

Patrice Bérard, le 4 octobre 2009

Chronique précédente
Chronique suivante
Retour au menu des chroniques
Retour au menu principal