Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (5)

Tout près, à côté...

Madame D. est morte. Hier soir quand je suis rentré du travail, dans le hall de l’entrée de l’immeuble, il y avait des pompiers, un flic et Térésa, la gardienne. J’ai demandé ce qui se passait. « C’est Madame D. » m’a répondu Térésa.

Madame D. n’était pas bien depuis plusieurs années. Il y a dix, quinze ans, je la croisais dans l’ascenseur, dans le hall, dans la rue. Elle était bien à cette époque mais elle se plaignait déjà, elle se plaignait de l’ambiance qui régnait dans le bureau où elle travaillait. Madame D. était grosse. On la raillait, ses collègues de bureau la raillaient d’être aussi grosse. Elle n’était pas bête, non, mais elle était grosse et cela suffisait pour qu’on la raille, là-bas, où elle travaillait. Ces railleries continuelles la minaient. Elle faisait son boulot comme les autres, pas mieux ni moins bien. Elle était grosse, eh alors ! Pas de quoi en faire un plat…

Elle allait de temps en temps manger au petit bistrot du coin, un bistrot auvergnat que tenait Jean-Marie et sa femme qui avaient tous deux le coude alerte. Elle y mangeait parfois, seule, tranquille ou avec un voisin. Ou bien on la trouvait au bar. Elle buvait peu. Elle buvait juste un verre pour se trouver au bar et converser avec les habitués.

Elle clopait aussi, un peu, pas trop. Au bar, on pouvait fumer à cette époque.

Puis elle a commencé à décliner. Elle a dû faire un premier et long séjour à l’hôpital.

Lorsqu’elle est revenue, elle avait changé. Elle était toujours aussi grosse mais ses yeux étaient exorbités, hallucinés. Elle avait ce drôle de regard des personnes présentes et absentes à la fois. Un regard des personnes sous anxiolytiques. J’ai eu un pote, pendant cinquante ans un pote, un vrai, nous nous étions connus sur les bancs de la communale et nous ne nous sommes jamais quittés sauf lorsqu’il était à l’hôpital, un pote comme ça qui avait les mêmes yeux après ses séjours à l’hôpital, hallucinés, hagards. Il est mort, étouffé par une bouchée de viande qui était passée par le mauvais trou. Les anxiolytiques, ça vous endort les réflexes, tous les réflexes, même celui de la déglutition.

Madame D. n’allait plus bien depuis ses séjours à l’hôpital. Elle parlait de plus en plus. On parle, entre voisins, c’est normal. On parle dans l’ascenseur, dans le hall d’entrée, on se dit « bonjour », deux mots, pas plus, « comment ça va ? ». Mais là, c’était devenu différent. Elle parlait au réverbère comme elle parlait aux balayeur, aux boutons de l’ascenseur comme aux clients du petit restaurant d’à côté qui possède une terrasse sur la rue, elle parlait à tout ce qui était fixe, à tout ce qui bougeait, à tout ce qui était proche d’elle, à tout ce qui l’approchait, à tout ce qu’elle croisait.

Elle parlait mais elle avait des mots gentils : « vous êtes amusant avec votre petite valise » m’avait-elle dit un jour. J’ai une petite valise, une valise en pur skaï des année 1960 et si je la trimbale c’est parce qu’elle a juste la taille qui convient pour y loger mon ordinateur, mon instrument de travail, parce qu’elle est légère, parce que cela ne me gêne pas de porter une valise vieillotte qui est de mon âge et qui, comme moi, fonctionne encore. À ma femme elle avait dit « Cela vous va bien ce que vous portez, vous êtes jolie », des mots, des phrases qui vous touchent, qui ne sont pas maladroits, qui sont destinés certes à engager la conversation mais qui peuvent s’en tenir là, des mots de bons voisins, des mots conviviaux, des mots simples à l’adresse du visage connu, du visage rencontré de multiple fois et qui vous devient familier, loin de l’anonymat auquel on est habitué dans les grandes villes.

Elle parlait et elle délirait aussi. Un jour, on lui avait volé tous ses vêtements et elle se retrouvait en robe de chambre dans la rue, un autre jour on lui avait volé dix euro. « Les gens sont méchants » répétait-elle. Elle parlait pendant des heures, assommant Térésa, la gardienne, condamnée à rester sur place à l’écouter, dans sa loge, pendant des heures, stoïquement. Térésa essayait de travailler, Térésa compatissait, Térésa l’envoyait balader, Térésa la laissait faire, la laissait parler, vaincue par le flot de paroles. Térésa prenait soin d’elle.

Madame D. faisait de temps en temps des séjours à l’hôpital. Quelques jours. On ne s’inquiétait pas de ne pas la voir hanter la rue ou les couloirs. On la reverrait. On la saurait revenue car sa voix monterait de la rue, elle monterait par la cage de l’escalier, par celle de l’ascenseur. On l’entendrait sa voix et le jour et la nuit, à n’importe quelle heure, pourvu qu’il y ait quelqu’un à qui parler, et même s’il n’y avait personne.

Elle parlait toute seule, en tous lieux. Ou elle parlait à quelqu’un peut-être, au premier passant venu. Elle ne demandait rien, elle voulait seulement parler, parler, parler, parler et qu’on lui réponde ou non n’avait aucune d’importance. Elle n’écoutait plus. Elle regardait seulement, elle regardait si on l’écoutait d’un bref coup d’œil. Parler, être présente, exister, c’était tout ce qui lui importait. Sans travail, elle l’avait perdu, sans argent ou si peu, juste pour survivre, elle n’avait plus qu’un seul bien, ses paroles, ses discours qui devenaient de plus en plus délirants.

Madame D. est morte. La rue retrouvera son calme bourgeois. On n’y entendra plus sa voix. Madame D. s’est allongée sur son lit, samedi ou dimanche, se sentant sans doute fatiguée. Elle s’est allongée pour faire un somme et s’est endormie pour de bon. Térésa, la gardienne, était en vacances. Quand elle est rentrée, elle n’a pas vu Madame D.. Sans doute était-elle fatiguée car elle ne descendait pas toujours. Térésa s’est inquiétée le lendemain. Elle a sonné à sa porte. Personne n’a répondu. Elle a pensé qu’elle avait peut-être été conduite à l’hôpital. Et elle est redescendue dans sa loge. Deux journées se sont écoulées. Elle est retournée sonner à la porte de Madame D., sans plus de résultat. Alors elle a téléphoné à son médecin dont elle avait le numéro, pour le cas où… Le médecin lui a dit que Madame D. n’était pas hospitalisée. Térésa a pris la clef de Madame D., elle a sonné, plusieurs fois, sans réponse, et elle s’est décidée à ouvrir la porte. Madame D. était allongée sur son lit, sans vie.

Les voisins l’aimaient bien, cette Madame D.. Certes, elle pleurait, certes elle délirait et on l’écoutait du bout de l’oreille, on lui répondait des politesses, on acquiesçait par un signe de la tête. Elle n’écoutait plus. Lui parler, pourquoi faire ? Elle n’entendait plus. La chape de la chimie lui recouvrait la cervelle et lui brûlait les sens.

Madame D., présente partout dans l’immeuble, présente partout dans la rue, était comme un lien entre tous. Qui n’avait pas entendu son flot ininterrompu de paroles ? Qui ne l’avait pas entendue se plaindre mais encore qui n’avait pas entendu de sa part une parole gentille ?

Madame D. est morte. Mais le lien qu’elle a tissé entre tous n’est pas près de se rompre.

P.B. 4 mars 2011

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