Chroniques des espaces habités
Café Littéraire de la Terrasse

Chronique des espaces habités (5)

Le lavement des neurones

Introduction

Comme on se nettoie, une ou plusieurs fois par jour, les mains, les dents, la peau, comme on se nettoie, comme le faisaient les anciens, les fosses nasales, le vagin ou les intestins, on doit, périodiquement, se nettoyer les neurones. Ce type de lavement remonte à la Haute Antiquité. Il est réalisé à l’aide d’un instrument assez complexe qu’on appelle l’écriture en amont et la lecture en aval et dont chacun a appris, plus ou moins bien, à se servir. Les conseils, tels que donnés ci-dessous, permettront au novice de s’habituer à ce lavement neuronal aussi important que les autres.

Bien se préparer

Le lavement des mains nécessite eau propre, savon et serviette propre. Il n’est pas toujours aisé de savoir si l’eau est propre, si le savon remplira son office, et si la serviette a bien été nettoyée. Mais, passons… On sait que les nappes phréatiques sont bien souvent totalement ou partiellement polluées par l’industrie de l’élevage et de l’agriculture intensifs. On pourra toujours verser une cuillérée de vinaigre dans l’eau de lavage avant de se nettoyer les mains, en prévention.

Pour le lavement des neurones, la préparation est différente. Elle réside dans l’abstention et non dans l’addition. Il est tout d’abord nécessaire d’éteindre son poste de télévision pendant les vingt-quatre heures qui précèdent l’introduction du remède. À la rigueur, ceux qui présentent une addiction trop prégnante pourront éventuellement regarder Arte ou la 5, mais sans en abuser, la veille et sans plus. Ensuite, extinction du medium.

Pour la radio, même abstention. Pour les accrocs de France Culture, de France Musique ou de media similaires, ils pourront faire une petite exception. Mais il est préférable de se préparer en passant de la musique, sans chant ou dans des langues qu’on ne comprend pas, des musiques exclusivement classiques, modernes ou post-modernes, ou de jazz, en « bruit de fond » bien que cette façon d’entendre la musique est quelque peu dévalorisante, pour les compositeurs et les interprètes, mais elle existe en nos jours. Dans tous les cas, TF1, Europe 1 et autres media à base de bêtises, de sottises et de publicités sont définitivement à proscrire.

Le silence est préférable pour bien se préparer.

Le matériel (1)

Le matériel se compose exclusivement de livres, livres écrits ou livres audio pour les aveugles ou les mal-voyants. Le livre s’achète dans les bonnes librairies. Encore faut-il les reconnaître. La grande distribution, de Leclerc à à la FNAC, propose dans ses rayons des livres qui ressemblent aux tomates élevées au goutte-à-goutte dans les serres espagnoles, marocaines, et, n’en doutons pas, françaises. Ces tomates sans goût, qui ne mûrissent pas, qui ne pourrissent pas non plus, sont à la mesure des livres qu’ils vendent. On achètera donc son livre chez un libraire indépendant. Il en existe encore. La grande distribution ne les a pas tous tués. Et non seulement on l’achètera chez ce libraire, mais encore on lui demandera des conseils.

Le libraire est un peu comme le pharmacien. Mais si vous demandez au pharmacien une boîte de « Terminator », ô pardon, de « Mediator », il vous la fournira et, à la longue, vous n’aurez plus que quelques années à vivre, très inconfortables. Le mauvais livre est comme le mauvais médicament. Il vous mine pendant des années, il déroute vos neurones vers des impasses d’où vous ne sortirez pas. Soyez-donc méfiant. N'achetez pas n'importe où et gardez-vous des grandes surfaces, des publicités tapageuses et des prix littéraires trop souvent décernés pour de simples raisons économico-financières. Le livre n'y échappe pas !

Il est donc nécessaire d’avoir un matériel propre à vous dérouiller les neurones plutôt qu’à les geler. Un bon professionnel vous conseillera comme il le faut. Aidons-le car il est pléthore de bons livres.

Le matériel (2)

Un bon livre ne se reconnaît pas ni à sa tranche, ni à sa tronche (la couverture d’appel et la quatrième de couv’), ni à son âge. Il est de très bons textes qui ont plus de deux millénaires et d’autres de très bonne tenue qui ont été édités et réédités pendant des siècles. Un livre d’occasion peut avoir le même attrait que le même, neuf. Le fait qu’il soit d’occasion, c’est à dire qu’il ait circulé pendant des décennies ou des siècles ne lui enlève rien. Au contraire. C’est, a priori, un gage de qualité, mais pas toujours. Donc, on se renseigne et on n’achète que lorsque l’on est sûr que le livre est de qualité ou qu’il a telle ou telle qualité. Car un grand défaut peut être aussi une grande qualité pourvu qu’on le connaisse. Il ne faut pas mourir idiot ! C’est la raison principale de ce lavement neuronal.

Le choix de l’ouvrage

Il s’agit là du point le plus délicat. Un bon nettoyage neuronal ne peut pas ne pas passer par Rabelais ou Molière (cette double négation est en fait une admonestation). N’oublions pas que le premier fut médecin et que le second écrivit aussi sur les médecins. On a, avec ces deux auteurs, deux pôles inverses qui se complètent et qui utilisent le même médicament, le rire.

On l’aura aussi avec Jarry et, pour ceux qui voudraient pousser plus loin, avec René Daumal ou bien encore, en revenant en arrière dans le temps, Catulle l'inconvenant, l'immense Petrone ou encore Apulée et moins loin Chaucer, Boccace ou tout près Pierre Dac. Ils sont innombrables, drôles et ils n'ont pas peur de la mort ni de ce qu'ils ont entre les jambes. Lorsqu’on aura bien ri, on pourra passer au rythme et à la poésie. Les bons poètes ne sont pas si nombreux mais on pourrait citer en bienfaiteurs de l'humanité Rimbaud, Verlaine, Baudelaire aussi bien qu’Aimé Césaire ou Jacques Prévert pour rester dans notre langue. On s’en tiendra à ceux-là avant d’aller plus loin mais Abu-Nuwas vaut le détour et bien d'autres, en toutes langues.

Le lavement proprement dit

Après qu’on a acheté le matériel nécessaire, après qu’on s’est bien préparé par l’abstinence radio-télévisée, par la réduction drastique de sa consommation alcoolique dont il n’a pas été question ci-dessus mais qu’il faut observer, on pourra procéder au lavement proprement dit en s'injectant les ouvrages qu’on aura acquis.

Ce n’est pas simple. Cela nécessite concentration donc on aura soin de ne pas se surcharger l’estomac avant la séance. L’endormissement attend ceux qui ne se seront pas soumis à ce régime.

Après s'être assis confortablement, avoir vérifié l'état de la lumière, ni trop faible, ni trop forte, ouvrir le livre à la première page. En lire le titre et le retenir ainsi que le nom de l’auteur. Tourner les pages lentement après lecture de chaque ligne. Les retenir au fur et à mesure. Cela peut donner des crampes, mais il faut les oublier. Elles sont un passage obligé et elles passeront. Une grande habitude de la lecture permet de les oublier totalement. Vous n’êtes pas encore dans ce cas ? Ce n’est pas grave. Soyez rassuré. C’est tout à fait normal. Il arrive même à des lecteurs invétérés (les invertébrés ne lisant pas, a priori, de livres) de vouloir arrêter l’introduction du remède avant la lecture de la dernière page. C’est une erreur. Il faut aller jusqu’au bout.

Si vous ne connaissez pas le sens de tel ou tel mot, fermez le livre après avoir glissé un marque-page à l’endroit où vous l'avez trouvé, prenez un dictionnaire – il en existe de très bons – et vérifier-en les sens et l’emploi. Puis reprenez la lecture jusqu’à la fin de l’ouvrage.

On peut éventuellement morceler sa lecture, lire son livre sur plusieurs jours. Il faut cependant éviter, s’il s’agit d’un roman, de le faire traîner sur plusieurs années. Mais il peut s’agir d’un exercice et salutaire pourvu qu’on s’y astreigne. Cela fortifie la mémoire. Ainsi, cinquante ans plus tard, vous pourrez reconnaître sans vous tromper les lignes que vous avez déjà lues et celles qui vous sont nouvelles. L’exercice journalier de la lecture permet cette faculté.

Contre-indications

Il n’y a pas, à proprement parler, de contre-indication à ce lavement des neurones. Il peut être administré dès le plus jeune âge de l’enfant, par la lecture à haute voix de ses proches, par sa lecture propre dès quatre ans s’il en a appris les rudiments (c’est possible). On peut lire jusqu’à un âge très avancé pourvu qu’on ait encore ses yeux. À défaut, on pourra toujours télécharger des livres audio (http://www.litteratureaudio.com), les acheter sous forme de CD ou de DVD, engager un lecteur à domicile si l’on en a les moyens, ou encore demander à son conjoint de vous faire la lecture. On peut lire pendant des heures et des heures, on peut lire le jour, on peut lire la nuit, on peut lire en tout lieu sauf, et c’est la seule contre-indication, lorsque l’on conduit un véhicule… Prenez-donc le train, le car ou le bus si vous désirez lire en toute sécurité et voyager dans le même temps.

Dernière recommandation

Coupez votre téléphone portable afin de ne pas être dérangé.

Bon lavement neuronal. Ne vous en privez pas. Votre santé en dépend.

P.B. 9 mars 2011

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