Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (25)

On vous le livre, pieds et poings liés…

– Tiens, c’est mon petit André. Je t’ai tout de suite reconnu avec ta canne et ta démarche hésitante. Que fais-tu ici avec un chariot à roulettes ? Cela fait beaucoup, une canne à une main et un chariot à une autre.

– Bonjour Monsieur Servier. Ce n’est pas un chariot, c’est une valise, une valise à roulettes. C’est bien pratique quand on transporte quelque chose de lourd.

– Une valise à roulettes ! On n’arrête pas le progrès... Il est vrai que tu n’as pas les moyens d’avoir un chauffeur et des valets pour t’aider. Ça en fait, du bruit, ces valises… Enfin, ça te regarde. Et que transportes-tu dans ta valise ? Tu déménages ?

– Non, Monsieur Servier, j’ai fait provision de livres avant que la hausse de la TVA n’en augmente le prix.

– Tu en es là. Je te plains mon petit André. À quoi ça te sert, des livres ? À décorer tes murs ? À faire croire que tu lis ? À épater tes voisins ?

– Non, Monsieur Servier. Je lis. Pas beaucoup, un peu. Je fais des provisions parce que je veux profiter d’une TVA encore réduite, et aussi parce que j’ai absorbé pendant plus de deux ans votre « Médiator » et que je me prépare à rester chez moi sans pouvoir me déplacer. Vous souvenez-vous de notre dernière discussion ?

– Bien sûr, mon petit André, je m’en souviens. Mais, dis-moi, un petit écran de lecture ne te suffirait-il pas ? Tu pourrais y engranger une bonne cinquantaine de milliers d’ouvrages, beaucoup plus que tu ne pourras en lire pendant les quelques mois ou années qui te restent à vivre. Tu n’aurais pas besoin de trimbaler derrière toi cette valise à roulette. Tu vas te casser le dos avec ce boulet que tu traînes.

– C’est que j’aime bien le papier, Monsieur Servier.

– Le papier, c’est bon pour se torcher le cul, sauf ton respect. Le papier des livres, c’est raide. Tu peux te blesser. Et puis c’est plein d’encre, c’est sale. Lâche tout cela, sois moderne… Au fait, tes livres, où les as-tu achetés ? À la FNAC ? Chez Leclerc ?

– Chez mon libraire, Monsieur Servier, là-bas, à deux pas…

– Tu me déçois, mon petit André. Chez Leclerc ou à la FNAC, tu aurais pu avoir 5% de réduction sur quelques ouvrages, pas tous bien sûr, ceux sur lesquels les éditeurs auront fait un effort, juste le temps de la promotion comme pour les raviolis ou la moutarde. La pub, c’est fait pour ça et c'est payé par le producteur. Grosses ventes, bonnes marges, sur son dos. Pourquoi se priver ? Alors, au diable la TVA… Quand elle augmentera, cette TVA, en avril, les supermarchés de la consommation t’annonceront que tu paieras le même prix, qu’ils s’engagent à prendre cette augmentation à leur charge. Ils peuvent… Ils obtiennent déjà des éditeurs et des distributeurs des remises plus importantes que celles que ces derniers accordent aux petits libraires. Cela n’amputera pas leurs marges, au contraire et puis, cela sonnera le glas des petits libraires qui ne pourront pas suivre. C’est vrai, ces tout petits font un tri dans leurs commandes. Ils choisissent, tu te rends compte, ils choisissent. Et pas n’importe quoi. Ils choisissent ce qui ne se vend pas, des éditeurs inconnus, des écrivains inconnus, le dessus du panier, disent-ils, le meilleur, disent-ils. Le meilleur, mon cul, excuse ma grossièreté. Un livre, c’est un livre, n'importe quel livre, avec des pages et des mots dessus, sans plus. Tu te rends compte de leur outrecuidance. Comme si les grands éditeurs ne savaient pas ce qu’ils éditaient, comme s’ils éditaient n’importe quoi ou n’importe qui. Que du connu, que du conforme, que du correct ou de l’incorrect, mais si possible que du mou. Le lecteur doit rêver comme il faut, comme celui qui gratte des petits cartons rutilants doit croire qu’il va gagner le gros lot et rêver à ce qu’il fera de ses gains. Il le gagnera, c’est sûr, ce gros lot… Dans les mille ans qui viennent, si tous les jours il achète son petit carton, il aura des chances de le gagner, ce gros lot. Ce serait vraiment un manque de chance s’il ne le gagnait pas. Et toi, tu fais confiance à ton petit libraire pour qu’il te dégotte un bon ouvrage ? Tu rêves ! Il vend ce qui ne se vend pas. C’est comme si tu allais acheter ton billet de loterie chez un commerçant qui ne vend que des numéros perdants.

– Je veux du bon, Monsieur Servier, pas du n’importe quoi. Et puis, il me connaît, il sait mes goûts, il me conseille…

– Il te conseille comme ton médecin qui t’a ordonné mes médicaments. Il n’a pas eu tort, ton médecin. Il me permet de m’enrichir. Mais tu conviendras que c’est un imbécile, un analphabète. Tu fais encore confiance à ton médecin, mon petit André ?

– Plus tellement, c’est vrai.

– Alors pourquoi faire confiance à ton petit libraire. Il te fait croire qu’il lit tous les livres qu'il vend mais il faut bien qu’il vive. Il vend aussi de la merde, comme tous les autres, même s'il croit qu'il en vend moins. N'importe comment, ce que l'on veut, c'est qu'il ne vende plus rien. Ouste ! Place nette ! Au chômage ! Il ne faut pas jouer dans la cour des grands. La FNAC et Leclerc vendent de la merde, comme le petit, mais ce n’est pas n’importe quelle merde et tu peux choisir la merde qui te plaît. Il y a des échelles et des qualités différentes dans la merde. Toutes les merdes ne se ressemblent pas. Il y a celles qui collent aux doigts, celles qui collent aux yeux, celles qui dégagent tes tripes, celles qui se présentent comme des petites billes rondes, tendres ou sèches… Tu es chasseur ?

– Non, Monsieur Servier.

– Eh bien ! sache, mon petit André, que l’on reconnaît le gibier à la forme de ses excréments. Il y a les longues, raides ou en virgule, les rondes, les qui se présentent comme des pâtés et ainsi de suite. Tu pistes l’animal de ton choix en suivant les excréments que tu auras repérés. Tu les tâtes pour reconnaître leur fraîcheur, tu les sens, tu les goûtes si l’envie t’en prend. Et tu te mets en chasse. Pour les livres, c’est la même chose. Tu regardes ton journal et tu lis les critiques. La quasi-totalité de ces articles sont payés par les éditeurs. Alors, tu peux y aller. Les critiques ne vont tout de même pas vanter un mauvais livre, même payés. Et quand tu as fait ton choix, tu vas à la FNAC ou chez Leclerc. Ils s’y connaissent en gibier, sauf que le gibier… c’est toi ! Ah ! ah ! ah !

– Donc vous n’êtes pas dupe, Monsieur Servier.

– Mais non, mon petit André, je ne suis pas dupe et toi non plus, enfin… tu l’as été, et je te comprends, chat échaudé craint l’eau froide. Mais tes congénères, et je ne le prononce qu’en un seul mot, ce mot, je suis poli, mais tes congénères, donc, sont en majorité dans notre camp. Tu es un dinosaure, mon petit André, un dinosaure, une espèce en voie de disparition ou déjà disparue. L’avenir est à l’écran. Tu ne peux pas lire sur un écran comme tu lis un livre. Tu es obligé de te reposer les yeux, tu sautes des passages, tu ne peux pas prendre de notes. Ta lecture, même d’un bon livre, est superficielle, et c’est ce que nous souhaitons, nous les capitaines d’industrie. Que vous ne soyez plus capables de lire. Déjà nous avons formé des générations d’illettrés qui ne regardent plus que des images et des images, nous en avons placardé sur tout votre univers, sur des poteaux, sur vos routes, sur vos murs, partout, avec des messages simples et des flèches pour que ceux qui les voient, comment pourraient-ils y échapper ? se précipitent dans nos magasins et qu’ils achètent, qu’ils achètent, qu’ils achètent plus qu’ils ne pourront consommer, qu’ils achètent sans lire les étiquettes, du tout prêt à s’empiffrer, du tout prêt à jeter la date dépassée, même pas besoin de se donner la peine de déballer. Ils auront cinq cents, cinq mille, cinq cent mille ouvrages dans leur petites boîtes à écran et ils ne les liront jamais, trop de choix, pas le temps et ils composeront leurs petits messages sur leurs petits téléphones à l’adresse de leurs petits amis pour leur conseiller d’acheter ce que nous, nous avons décidé de leur vendre, quelle qu’en soit la qualité, car crois-moi, même dans les supermarchés il peut y avoir, c'est pur hasard, ils ne l'ont pas fait exprès, des produits de qualité. Mais à quoi bon, tes congénères ne savent pas faire la différence. Alors pourquoi leur vendre du bon quand on peut leur vendre, et leur vendre très cher, du médiocre, pourquoi leur vendre du bon quand ils se précipitent sur le médiocre, quand ils ne veulent que du médiocre. Nous les avons décervelés pour qu’ils veulent tout, tout de suite, des seins de rêve, une peau sans rides, un pénis toujours prêt à se fourrer dans n’importe quel trou, nous les berçons d’illusions et nous répondons à leurs illusions, nous les faisons réelles, ils ont vraiment de gros seins, ils ont vraiment le pénis turgescent. Nous leur vendons du cul et le cul ne produit jamais que de la merde ou du vent. Tu veux mon avis ?

– Je ne sais pas, Monsieur Servier…

– Je te le donne tout de même. Laisse là ton chariot, enfin… ta valise à roulettes, abandonne-la. Tu ne peux rien contre le temps, tu ne peux rien contre l’industrie. Nous t’avons cassé. Nous cassons les autres, tous les autres, même les nations. Nous avons fabriqué des hordes de crétins, du haut jusqu’en bas mais surtout en haut, des hordes d’imbéciles, des hordes de raisonneurs qui ne pensent plus qu’à leur petit, ou à leur grand, confort, à leur grand et seul interêt, qu’à ce qu’ils pourront prélever les uns sur les autres, petits escrocs ou politiques de tout crin pillant les réserves tant qu’il en reste encore et même et surtout s’il n’en reste plus. Nous les fouettons, ils en veulent encore. Nous leur prêtons leur propre argent et ils nous en prêtent encore. C’est à n’y rien comprendre. Laisse ta valise, ce n’est plus de ton âge de la trimballer. Nous vivons une autre époque, celle de la démesure et ce ne sont pas les cris poussés par quelques « indignés » qui nous arrêteront. Nous détenons la Force…

– Vous avez regardé trop de mauvais films américains…

– Ces films ne sont qu’un miroir de nos sociétés et vous n’en êtes pas les héros. Regardez comme vous vous passionnez pour ces luttes du Bien contre le Mal sans vous rendre compte que le Bien, c’est nous qui vous le prodiguons, pour votre mal et notre bien. C'est compliqué, hein ? Je t'embrouille. C'est mon métier, ne cherche pas. Et n'oublie pas que vous n’avez guère que de ridicules sabres lumineux, nous, des canons. Nous vous hacherons comme viande à pâtés si vous vous rebellez. Regarde ce qui se passe en Syrie ! Nous avons au cours des ans cassé des ouvriers en leur tirant dessus car ils ne voulaient plus travailler pour un quignon de pain, nous avons cassé de l'arabe et du nègre pour leur piller leurs richesses, nous casserons de la même façon de l'indigné, crois-moi, nous n'avons aucun scrupule, à droite comme à gauche. Souviens-toi Guy Mollet ! Souviens-toi Mitterrand ! Souviens-toi l'Algérie, souviens-toi Sétif, 8 mai 1945 et ce qui a suivi. De Gaulle, au lieu de calmer les esprits, ordonnera des massacres pires encore que ceux que l'armée française avait perpétrés à Sétif. Des villages entiers, rayés de la carte, des pelotons d'exécution, en veux-tu en voilà, et la bascule à charlots dont les rails, ceux qui conduisent la lame à raccourcir les têtus, n'ont pas le temps de refroidir entre deux coupes. La Syrie ne fait que copier sur nous… Et elle est un bel exemple pour ces « indignés » de tous poils. De quoi se mêlent-ils ? On ne leur demande que de payer, sans plus et sans discuter.

– J’en ai assez entendu, Monsieur Servier. Je vais vous laisser et lire un peu. Cela me reposera de vos propos, un peu déplacés je le crois.

– C’est cela, mon petit André. Fais le beau. Mais n’oublie pas de voter, hein ? Nous t’attendons au coin de l’urne, même si elle risque d’être, pour toi, plutôt funéraire. Ah ! ah ! ah !

(Tout seul) Le voyou. Il est parti sans même me saluer. Je pensais que mon « Médiator » l’avait complètement cassé. On dirait presque qu’il se porte bien. Je le ferais citer si mon procès a lieu. Des livres, vous vous rendez compte, des livres, et achetés n’importe où. Il va falloir mettre de l’ordre là-dedans. Passer la TVA à 7%, c’est un peu juste pour liquider ces petits empêcheurs de crétiniser en rond. Il faudrait du 19,6%, comme pour les disques, comme pour la musique. Grâce à ce taux, nous avons liquidé la musique moderne, la musique classique, sauf la daube, et le jazz ainsi que la quasi-totalité des petits magasins qui les vendaient. Il n’y a plus que Virgin, la FNAC, Gibert, Leclerc, la grande distribution, quoi. C’est bonheur. Le médiocre, le nul, Rois ! l’industrie, Reine ! En vingt ans, nous avons tout liquidé, presque tout. Ce ne sont pas quelques îlots qui nous font peur. Ils tomberont, comme les autres, un bout de TVA par-ci, un brin d’interdiction par-là. Tiens, on devrait interdir de lire des livres dans les lieux publics comme on interdit de fumer. C’est bon ça. Il va falloir que j’en parle au ministre, à certains sénateurs et autres députés. Lesquels ? N’importe. Ils sont tous aussi bêtes les uns que les autres et leur vénalité est sans borne. Ça marchera et c’est pour la bonne cause, la mienne !

P.B. ce 2 janvier 2012

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