Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (24)

Circulez, il n'y a rien à voir…

Nous nous sommes promenés, ma femme et moi, il y a quelques mois, à Berlin puis à Vienne. La visite des musées est notre sport favori, mais bien plus, nous avons pu humer l’air de liberté qui y règne.

Quelle liberté, me demandez-vous ?

Eh bien ! cette liberté de se déplacer dans la ville, la facilité et le confort des transports publics. Je m’explique.

À Paris, lorsque vous vous promenez dans les troisième, cinquième ou sixième arrondissements, le quartier de la Place des Vosges ou le quartier latin pour les mieux situer, quartiers aux rues étroites, quartiers magnifiques où il est nécessaire de marcher le nez en l’air, admirer ces hôtels, ces façades, ces porches, où chaque pas vous ferait découvrir des merveilles, las… Des poteaux en métal, des bittes en béton vous obligent à marcher droit à peine de les recevoir au ventre ou aux tibias. Vous ne pouvez tenir votre compagne à la main et lorsque vous croisez un passant, l’un ou l’autre doit, soit céder le pas, suspendre sa marche, soit descendre sur la chaussée au risque de vous faire faucher par quelque voiture ou quelque cycliste qui y circulent librement.

Vous voilà donc, dans ces quartiers, obligés de regarder vos pieds alors que tout le spectacle est en l’air. Vous manquez tout.

On dit que ces poteaux, ces bittes (ne vous méprenez pas sur le sens de ce dernier mot, il n’est pas trivial) ont été plantés, non pour vous empêcher de marcher, mais pour empêcher les véhicules de mordre sur le trottoir, les empêcher de s’y garer. Non ! Soyons sérieux. Aucun poteau, aucune bitte n’ont été plantés sur la chaussée même. Ils risqueraient de rayer les précieuses carrosseries. Sur les trottoirs seulement, accourcissant l’espace du piéton, l’apetissant, au point qu’un handicapé en fauteuil roulant ne pourrait, sur certains, s’y déplacer….

Rien de tel à Berlin, rien de tel à Vienne.

Ah ! s’exclameront certains, mais les allemands et les autrichiens sont disciplinés. Les français, eux, n’en font qu’à leur tête. Non… Vous vous trompez encore. Il ne s’agit pas de discipline mais de respect de l’univers commun, et plus loin il est des lieux à Paris où aucun véhicule ne pourra jamais se garer, poteaux, bittes ou non. Non ! Il ne s’agit pas des véhicules, mais il s’agit des piétons, de la piétaille qui doit être canalisée, contrainte sur un espace étroit, le fil de l’équilibriste, comme on mène le bœuf à l’abattoir, lui enlever tout plaisir à la marche, tout plaisir à la découverte. Marche droit, clament ces entraves…

En Allemagne, à Berlin, en Autriche, à Vienne, on peut déambuler le nez au vent, sans gêne, dans toutes les rues, étroites ou larges !

Les transports en commun, le métro parisien. Y êtes-vous entré, avez-vous franchi ces hautes barrières, ces tourniquets avec une valise à roulette ? Alors vous savez que l’exercice est périlleux. Vous restez coincé dans le portillon sans pouvoir bouger car le tourniquet n’a pas de marche arrière. Bref, vous voilà emprisonné et vous oubliez là que vous êtes effectivement en prison, même si cela n'y ressemble qu'en partie. Vous devez vous plier aux contraintes. Avez-vous franchi ces barrières insupportables ? Y a-t-il du monde sur le quai, trop de voyageurs qui descendent de la rame, trop de voyageurs qui voudraient s’y glisser ? Les portes se referment. Vous y laissez votre sac, votre valise, montés trop tôt ou montés trop tard. On vous jette ou on jette vos effets. Vous deviez être plus rapide, bousculer votre voisin pour monter ou vous défaire, renoncer, attendre la rame suivante. Réfléchissez. On vous pousse à bousculer ce voisin qui ne vous a rien fait…

Nos contrôleurs, dans le métro, sont comme les bandes de loups. Une bonne demi-douzaine, voire plus, vous attendent bien planqués à l’angle d’un couloir, prêts à vous sauter dessus, lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de policiers en uniforme. Vos papiers demandent ces derniers à ceux dont la peau est trop foncée, ceux-là seulement. Vos billets, demandent les autres, aux bronzés seulement lorsqu’il y a trop de monde à contrôler…

En Allemagne, en Autriche, rien de cela. Pas de portillons, pas de tourniquets. On entre librement. On peut acheter son billet sur le quai. On le valide pour la journée, une fois seulement. Et lorsque l’éventuel contrôleur passe dans les wagons, personnellement je n’en ai vu qu’une fois, il est seul, souriant, bon enfant.

Mais, soutiendrez-vous, les allemands et les autrichiens sont disciplinés… Non, vous vous trompez encore. Vous êtes libres d’acheter ou non un billet. Ne pas en avoir a son prix. Vous paierez l’amende, le cas échéant, si vous êtes pris sans billet. En France, à Paris, billet ou non, vous devez vous plier aux chemins tracés qui passent par portillons, tourniquets et autres tourments.

À Vienne, à Berlin, les rames stationnent pendant un temps qui pourrait sembler bien long au parisien. C’est qu’on vous laisse le temps de descendre et celui de monter. Vous n’avez pas à bousculer votre voisin. Pas de stress, pas de presse, du temps…

On rapporte que des japonais, pas tous, subissent à Paris le « Hiroaki », le syndrome inverse de celui de Stendhal à Florence. Les merveilles sont là pourtant, bien présentes, partout dans Paris, mais comment peut-on y déambuler, y marcher, s’y déplacer sans être assailli par ces contraintes de chaque instant. D’aucuns fustigent la crasse qui y règne. Mais la crasse on ne la voit que parce qu’on est obligé de regarder ses pieds à chaque pas. Parce que chaque rue à sens unique est devenue à double sens pour les vélos, parce que d’autres rues sont à quatre sens, parce qu’on est sous la contrainte, qu’on doit avoir tous les sens aux aguets à peine de rester coincé dans un portillon, à peine de se faire renverser par un autobus à la moindre inattention. J’en ai vu, celui-là m’a suffit. L’horreur et la mort au bout du voyage. La pensée m’en révulse encore.

Et je ne parle pas des affiches publicitaires, parfois répétées vingt fois dans le même couloir du métro, ces affiches placardées dans chaque station, dans chaque wagon qui font qu’on ne peut avoir le temps de respirer sans être assailli de messages, d’images, tyrans de la pensée, de la rêverie.

Et je ne parle pas de tous ces mendiants qui vous cassent les tympans à coup de trompette ou l’accordéon jouant dans l’apathie générale, chacun s’engonçant dans son col, s’enfonçant dans son journal gratuit et subir ces partitions écorchées sans lever le nez. Subir, subir, toutes les contraintes, les barrières, les plots, les bittes, les portillons, apprendre à devenir mouton…

Heureusement, j’ai mon petit coin en Vendômois. Trôo et ses chemins sans voitures, Trôo sans affiches braillardes, Montoire aussi, et puis Vendôme. Quoique les panneaux tapageurs des supermarchés, aux abords de ces dernières villes, me dérangent toujours. Ils sont laids ces panneaux, laids par où qu’on les prenne, laids pour ce qu’ils sont, laids pour ce qu’ils vendent, laids pour ceux qu’ils tuent, les producteurs, les petits commerçants, les consommateurs… J’ai déjà parlé d’eux. Je ne veux pas me répéter.

La contrainte est un marché, la privation de liberté, un marché, le message publicitaire, le message politique, des marchés. Il faut convaincre, pour convaincre il faut tracer un chemin, un seul parmi plusieurs possibles, en le vantant, en le répétant, en le martelant, ou bien encore en barrant tous les autres. Je vois bien des jeunes quitter le pays pour s’installer, diplômes en poche, dans ces ailleurs où la liberté existe, non pas celle de faire n’importe quoi, comme ici, mais en respectant celle des autres. Je ne peux les blâmer, ces jeunes. Ce vieux pays aux accents totalitaires ne peut les satisfaire.

Ici, on canalise, on broie, on épuise, on tue, d’une autre façon qu’en Syrie, une façon plus insidieuse, plus maligne, plus monstrueuse encore. J’ai entendu que le monde médical comptait le plus grand taux de suicides, 14%. Je ne sais si ce chiffre est vrai. S’il l’est, il est plus qu’une sonnette d’alarme.

Nous croulons sous les contraintes et les contraintes nous tuent ou nous poussent au suicide. Quelle société laisserons-nous à nos enfants ? C’est le moment d’y réfléchir. Les chemins de la liberté passent peut-être par l’indignation mais aussi par le refus, la désobéissance, réflexes de la survie. Il est plus que temps de s’y atteler.

Patrice Bérard, ce 13 décembre 2011

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