Exemple 7 - La focalisation
Café Littéraire de la Terrasse - L'atelier d'écriture

La focalisation

Résumé : L'art du roman consiste, dans bien des cas, à suivre un personnage, le héros, dans ses périgrinations, ses aventures, ses peines et ses joies. Le romancier décrit le monde qui l'entoure et dans lequel son héros évolue.
L'exercice consistait à suivre le deuxième personnage présent de ce court récit. Il eût été possible aussi avec le troisième.

Texte initial lu préalablement et conservé par les participants pendant l'exercice
L’homme au pardessus gris poussa la porte du café-tabac, se fraya un chemin parmi les accrocs à l’herbe de Nicot et les gratteurs de cartons perdants, se planta devant le comptoir, et balança « un café, s’il vous plaît » au garçon ensommeillé.. Le garçon ouvrit un œil, répondit « ça marche.. » décrocha un porte filtre, en fit claquer le manche contre le tiroir à marc, le remplit d’un geste du doigt, l’enclencha dans la machine, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur un bouton.
L’homme au pardessus gris regarda l’eau noire et parfumée emplir sa tasse, fasciné par ce spectacle, a priori anodin, mais à tous égards, magique. La tasse emplie, la machine, dans un léger hoquet, stoppa la coulée de l’eau noire. Le café était prêt.
Le café était prêt mais le garçon avait disparu. L’homme au pardessus gris émergea du merveilleux dans lequel le spectacle de la tasse qui s’emplit l’avait emmené, pour se retrouver dans la banalité du temps présent. Où était passé ce foutu garçon ?
À gauche, à sa gauche, dans la cabine de vente du tabac ! Le garçon servait cette foule immense, toute proportion gardée, qui s’était agglutinée dévant le guichet. Ses mains semblaient voler, prenant-ci, distribuant-là, paquets rouges, paquets bleus, paquets gris, encaissant, questionnant..
Et mon café ! L’homme au pardessus gris tapota des cinq doigts de la main sur le zinc. Un léger fumet sortait de SA tasse, et SA tasse se trouvait loin, derrière la barrière infranchissable du comptoir. La plaie ! Il la regardait avec insistance, avec constance, avec concupiscence comme pour lui demander de venir s’envoler jusqu’à lui, convoler avec lui… Rien n’y faisait, ni les yeux doux, si le froncement des sourcils. La tasse demeurait imperturbablement fixée sur la machine et le léger fumet blanc s’étiolait progressivement, devenait translucide, jusqu’à disparaître totalement.
L’homme au pardessus gris parut soudain furieux. Il lança des éclairs en direction de la cabine à tabac, jaugeant la taille de la foule ; un client servi, deux entraient. Et son café qui, pendant ce temps, refroidissait, situation tragique, ô combien !
Un petit bonhomme, avec une forte moustache à l’auvergnate et des lunettes de myope, sortit de la queue pour venir s’installer juste à côté de lui, son paquet d’herbe à Nicot à la main.
- On ne va pas être servis tout de suite, je vous le dis, affirma-t-il, il y a du monde et il est tout seul. Je ne le plains pas. Je nous plains. La patronne est malade et le patron est avec elle. Ils l’ont laissé se débrouiller tout seul. Quelle histoire ! J’ai soif. Soit vous patientez deux plombes pour du tabac, qu’on ne peut même plus fumer au bar, soit vous patientez deux plombes devant le zinc pour un petit blanc qui n’a jamais fait de mal à personne. Quelle époque ! Dans quelle époque on vit, hein ?
L’homme au pardessus gris n’avait manifestement aucune envie d'enager la conversation. Il regardait SON café, son café tiède, son café bientôt froid, avec des gestes d’impatience qu’il ne semblait plus maîtriser, mouvements convulsifs du cou et de la tête, tics sur la face, haussements d’épaules. On aurait dit un certain président de la République en visite dans une usine en grève..
- Vous attendez depuis longtemps ? repris le petit homme moustachu.
- Depuis trop longtemps. Je reviens.
L’homme au pardessus gris se dirigea vers la queue. Il y trouva une place qu’on ne lui contesta pas. Il attendit son tour. Quand celui-ci vînt enfin, il demanda : « un café, s’il vous plaît ! »
Le garçon le regarda d’un air morne et lui répondit : « J’arrive, je sers ces messieurs-dames et j’arrive »
- Ah non ! J’attends depuis suffisamment longtemps, je veux mon café, dit l’homme au pardessus gris d’une voix de tonnerre.
- Vous ne voulez pas un paquet de cigarettes, ou de cigares, ou un loto, répondit le garçon, profitez-en pendant que je suis là.
. - Je veux mon café ! cria l’homme au pardessus.., - enfin, vous savez, gris ! - - Vous m’excusez, dit le garçon en direction de la foule.. Une urgence. Je reviens tout de suite.
Il y eut un murmure dans la foule. Quoi ! cet homme devait passer devant eux, avant eux ? Quel toupet.
Le garçon décrocha un porte filtre de la machine, en fit claquer le manche contre le tiroir à marc, le remplit d’un geste du doigt, l’enclencha dans la machine, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur un bouton. Le jus noir coula dans la tasse. Le garçon patienta un instant, prit une soucoupe, une cuiller, approcha une fontaine à sucre, sortit un verre qu’il posa devant le petit homme moustachu, déboucha une bouteille de blanc, emplit le verre, prit la tasse, la déposa devant l’homme au pardessus gris et soudain, avisant la tasse qui refroidissait sur la machine, dit à la volée :
- Tiens, un café tout seul. Le client a dû partir. Quel métier !

Texte proposé par l'animateur
Le patron l’avait laissé seul. Seul pour tenir le café et le tabac. Tout ça pour que le patron s’occupe de la patronne. Quelle idée, aussi, de tomber malade quand on tient un café-tabac. « Je serai revenu pour onze heures » lui avait lancé le patron avant de disparaître dans la nuit noire. J’espère.. avait pensé le garçon. Six heures du matin, un peu tôt pour commencer la journée. Dépanner le patron, il en avait de bonnes.. Enfin.
Le jour se leva, timidement, et les premiers clients affluèrent bientôt. Les petits noirs, les petits blancs, les rosés, un calva.. Il n’y en avait plus beaucoup qui prenaient un marc ou un calva dès potron-minet, quelques uns, les accrocs ; dans la tasse chaude, un bonheur..
Après neuf heures, le bistrot se vida, tout d’un coup, comme par enchantement. Même au tabac, juste un loto, deux paquets de clopes, rien, quoi !
Il s’adossa contre la machine à café. La nuit revenait avec son brouillard, sa nuit trop courte. Ses yeux se fermèrent un instant, un instant écourté par la voix tonitruante d’un client qui lui lançait : « Un café s’il vous plaît ». Il répondit machinalement « ça marche », se retourna, décrocha un porte filtre, en fit claquer le manche contre le tiroir à marc, le remplit de café frais d’un geste du doigt, l’enclencha dans la machine, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur le bouton.
C’est à ce moment qu’il remarqua la foule qui s’était massée devant le guichet du tabac. Quand faut y aller, faut y aller. D’un pas décidé, mais encore peu assuré, il se rendit derrière le guichet.
- Une gauloise, s’il vous plaît.
- Sans filtre ?
- Avec.. et deux paquets de feuilles à rouler, et un astro.
- Gagnant ?
- Pourquoi, il y a des perdants ?
- Aussi, ça arrive..
L’affluence des clients l’avait réveillé. Il plaisantait avec les uns, servait les autres sans un regard.
- Alors Paulo, qu’est-ce que tu racontes ? Ton cancer ?
- Mon cancer ? ça va, il se porte bien.. Et tes hémorroïdes ?
Bref, des plaisanteries de bistrot. Il aima ça, l’atmosphère du bistrot, du tabac, les potes, les clients, les pas bégueules, les poivrots, les huppés, les qui se croient de haute mais qui vont aux cabinets comme tout un chacun ; tout ce petit monde lui plaisait, l’enivrait, cela se lisait dans ses yeux, dans ses gestes.
Un client se glissa parmi les autres, il ne l’avait pas vu venir. Il avait dû faire un crochet pour passer avant les autres.
- Un café s’il vous plaît.
Le garçon esquissa une mimique de surprise. Demander un café, devant le guichet au tabac. Il y en a qui se croient tout permis. Il lança un : « J’arrive, je sers ces messieurs-dames et j’arrive. »
- Ah non, repris le client, j’attends depuis suffisamment longtemps, je veux mon café.
Le garçon prit sa mine des mauvais jours et lui dit : « Vous ne voulez pas un paquet de cigarettes, ou de cigares, ou un loto, profitez-en pendant que je suis là.
- Je veux mon café, cria l’autre.
Devant tant d’insistance et refusant le combat, le garçon s’exécuta, sans lancer à la queue des clients un « bougez pas, j’arrive ! »
Il décrocha machinalement un porte filtre de la machine, en fit claquer le manche contre le tiroir à marc, le remplit d’un geste du doigt, l’enclencha dans la machine, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur le bouton. Il aperçut alors Petit Louis qui n’avait pas encore dit un mot, un habitué du petit blanc du matin. Il avait sorti une soucoupe, une cuiller, approché la fontaine à sucre du client, il prit aussitôt un verre, déboucha la bouteille, emplit le verre, prit la tasse pleine sous la machine, la déposa sur la soucoupe, dans un seul mouvement, comme au plus fort de l’affluence. Ça le connaissait, le service. Il avait fait ça toute sa vie !
C’est alors qu’il découvrit la tasse pleine, froide, sous le bec de l’autre machine. À l’adresse de Petit Louis, qui ne l’avait pas encore ouverte, mais qui ne l’ouvrait pas souvent, il dit à la volée : « Tiens, un café tout seul. Le client a dû partir. Quel métier !

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