Chronique des temps barbares
Café Littéraire de la Terrasse - Chronique des temps barbares (26)

On vous l'emballe ou c'est pour consommer tout de suite ?

Il me souvient, il y a tout juste soixante ans de cela… Atteint d’une infection primaire de tuberculose, j’avais été envoyé dans un petit village du Haut Doubs. Il y avait là, dominant le lac de Saint-Point, une Maison Rose, une maison dont la façade était peinte en rose, qui accueillait les enfants pour les vacances. Elle était assez haute, trois étages et ressemblait à s’y méprendre à ces maisons communes qui ensemençaient les villages de la banlieue parisienne tels Saint-Cloud ou Garches, avec une touche franc-comtoise, juste une touche qu’on décelait à la forme de son toit. Située à l'orée du village, la Maison Rose trônait. On ne pouvait la manquer. En contrebas se trouvait un gros chalet qui abritait un magasin fourre-tout, en même lieu boulangerie, marchand de journaux, de tabacs, de produits locaux, liqueur de sapin, alcool de gentiane, vin jaune. Elle était chargée d’un parfum indéfinissable, mélange de pâtisseries, de bonbons et d’encre d’imprimerie, un vrai bonheur. Plus loin en direction du lac, la route principale traversée, se trouvait l’église, flanquée de son cimetière et, à sa droite, quelque peu en arrière par un chemin qui ne menait qu’à elle, une grande bâtisse sans goût ni charme. Sa façade était constellée de multiples petites fenêtres à la façon d’une caserne ou d’un couvent.

De ma chambre, je voyais s’épandre le toit du chalet boulangerie, plus loin l’église et cette grosse bâtisse. Plus loin encore, le lac.

A mâtines et à vêpres, pendant la volée des cloches, une longue file de pèlerines noires sortait de la grande bâtisse pour entrer dans l’église, des pèlerines noires de petite taille, nombreuses, surmontées d’un béret, tout aussi noir que leur pèlerine, petites jambes nues blanches, pieds chaussés de godillots noirs. La messe terminée, elles ressortaient de l’église, toujours en file, pour rentrer dans la bâtisse. Elles étaient trop loin, ces pèlerines, pour me permettre d’en déchiffrer les visages et jamais je n’en croisai lors de mes promenades. Elles restaient un mystère jusqu’à ce que j’apprisse qu’elles étaient celles d’orphelins.

A cette époque, l’après-guerre, les orphelins étaient nombreux, enfants cachés dont les parents avaient disparu, déportés, massacrés par milliers et dont on ne parlait pas, enfants survivants des bombardements, enfants abandonnés à leur naissance, fruits d’amours à l’époque illicites, fruits de viols aussi, fruits de la misère aussi.

A cette époque, l’adoption n’était pas très courante et des milliers et des milliers d’enfants étaient confiés à l’Institution. Des enfants, il y avait trop, il y en avait partout. Il y avait ceux qu’on voyait, légitimes, et ceux qu’on ne voyait pas, ceux que l’on ne mélangeait pas avec les autres, ceux sur lesquels flottaient l’opprobre d'une naissance sans père ou la gloire dans la mort inutile de leur père et mère, récupérés les uns par les religieux ou l’Institution, les autres par les orphelinats des armées et préparés, dès l’aube de leur vie, à sacrifier la leur au bénéfice de la bourgeoisie guerrière et bien pensante.

Il y avait aussi ces familles d’accueil auxquels on enlevait les enfants après quelques années de bons soins car il ne fallait pas que ces derniers s’attachâssent à ces parents de fortune. Ce n’était pas les leurs. Pourquoi auraient-ils ressenti quelque affection pour eux ? Ils étaient payés, ces faux parents, ces gardiens. L’argent, cela remplace tous les sentiments, non ?

Tout s’achète et tout se vend. L’enfant est une marchandise comme une autre. On devrait pouvoir le choisir comme on choisit une pizza dans les rayons d’un supermarché, un chien dans un refuge et pouvoir s’en débarrasser comme on jette à la poubelle les reliefs de son repas, comme on attache son chien au pied d’un arbre au premier arrêt venu après qu’il a vomi dans la voiture.

Des enfants sur mesure, voilà ce qu’il faut, des pays qui les élèvent en batterie comme la Roumanie au temps de Ceausescu, comme l’église qui accueillait et qui accueille toujours ces « filles-mères » fauteuses pour faire le trafic du fruit de leur péché.

Non ! Ces enfants ne sont pas vendus. Nous réclamons seulement un peu d’argent pour couvrir les frais de leur entretien depuis leur naissance ou leur rapt… pardon, leur dépôt, un peu d’argent pour pouvoir en recueillir d’autres. C’est tout plein d’humanité, de don de soi, cet échange. Vous avez un désir d’enfant car vous ne pouvez en avoir et nous avons l’enfant, un enfant sur mesure dont vous pouvez choisir le sexe et même la couleur des yeux. Dans ce cas, c’est un peu plus cher. Mais que voulez-vous, nous en avons de tous âges et pour toutes les bourses. Lorsqu’ils ne sont pas très beaux, un peu déformés, lorsqu’ils crient trop – mais vous ne les entendrez pas car nous les mettons sous sédatifs – ou lorsque leur santé est un peu défaillante, nous faisons des prix, nous les soldons. Tenez, celui-ci, vous l’aurez pour une bouchée de pain. Il a une drôle de tête, non ? Si jamais il ne vous plaît plus, vous pourrez toujours le faire empailler et le sortir pour Halloween.

Faites votre choix. Non  ! Pas celui-là. Il est déjà réservé. Nous aurions pu le vendre cinq fois tant il est beau. Mais regardez cet autre comme il est mignon. A croquer, non ? La mère ? Elle nous l’a laissé. Elle est trop jeune pour s’en occuper. Enfin… elle était trop jeune. C’est le douzième qu’elle nous confie, un record. Chaque année ou presque, elle nous en fait un. Elle a commencé de bonne heure, quinze ans à peine. Maintenant, elle a l’habitude. Elle connaît le chemin. Elle a dû en garder deux ou trois. Elle n’a pas les moyens d’en nourrir plus. Et il lui faut des bras pour l’aider à vivre, planter, bêcher, récolter, aller chercher de l’eau. A chaque bébé qu’elle vient pondre ici… pardon  ! qu’elle vient mettre au monde ici, nous lui donnons un petit pécule, qu’elle puisse s’acheter une robe, une casserole ou des tongs. C’est tout de même mieux et surtout plus rentable que de les nourrir pendant cinq ou six ans avant de les vendre comme esclaves… pardon, comme aides ménagers. Car c’est fragile, ces petites bêtes, ça peut vous claquer dans les doigts d’un choléra avant l’âge d’être vendables… pardon ! d’être confiés. Alors, tant qu’à faire, autant s’en débarrasser dès leur naissance. Cela fera des heureux. Nous, tout d’abord. Car nous en vivons. Et puis tous les intermédiaires. Ils faut qu’ils mangent, eux-aussi. Et puis tous ces gouvernements. Ils en ont des valets… pardon ! des fonctionnaires à payer et leurs limousines leur coûtent les yeux de la tête au prix où est l’essence aujourd’hui !

Ah ! vous avez vécu une époque formidable. Vous imaginez le pognon que nous aurions pu récupérer si nous avions pu nous occuper de toutes ces petites pèlerines noires qui ne trouvaient pas preneur de votre temps. Le monde est mal fait. Heureusement, il y a toujours la guerre, la pauvreté et les cataclysmes. Mais ça fait des frais d’aller là-bas, d’y installer des baraquements, de payer des pots-de-vin, de rechercher les gosses qui n’ont pas été trop amochés. Ça fait des frais, donc ça fait monter les prix.

La production se porte assez bien mais elle ne suffit pas pour répondre à l’offre. Alors les cours sont hauts. Nous avons prévu d’en mettre quelques uns sur Ebay  ; d’aucuns y ont bien placé leur rein. Il est certain que cela marchera. Ça va booster les cours. Vous avez intérêt à vous décider rapidement. Les prix pourraient doubler, tripler d’ici là. Et aussi les titriser. Cela pourrait être une bonne affaire pour nous, peut-être moins pour les porteurs. D’autant que cela nous permettra d’y glisser les invendus, les laissés-pour-compte, les mal-foutus, les agonisants et même les morts. On ne déclare pas tout. Cela permet les remplacements, les substitutions, de s’arranger, quoi ! Les banques le font bien. Pourquoi pas nous ? Il faut être un peu malin pour s’en sortir de nos jours, malin et moderne. Et croyez-moi, nous nous en sortons plutôt bien car c’est un marché en pleine expansion depuis ces trente dernières années et il n'est pas près de se tarir.

Au fait, lorsque vous aurez fixé votre choix, vous préférez qu’on vous l’envoie par DHL, UPS ou par la poste ?

P.B. ce 23 janvier 2013

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